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objet quelconque nous semble beau, il faut qu’elle joue, n’ayant pas d’autre façon de travailler.

Certains actes compliqués de notre esprit sont si rapides, si instantanés que nous n’en avons pas conscience. Il semble que pour décider si une femme est laide ou jolie, il nous suffise d’ouvrir les yeux, et cependant notre décision est toujours précédée d’une enquête et pour peu que l’affaire soit douteuse, d’une contre-enquête. Tout d’abord, cette femme imprime dans notre rétine deux images renversées, que nous assemblons et redressons. Puis, par une autre opération non moins mystérieuse, nous faisons de cette image plane et réduite un objet qui a de l’étendue, du relief, de la profondeur, et que nous projetons dans l’espace. Que si notre vision est suivie d’un jugement esthétique, la beauté n’étant qu’une forme, il faut réduire de nouveau l’objet à l’état de pure apparence ; cette seconde image se présente à notre esprit comme un ensemble ; nous étudions le rapport des parties entre elles et avec le tout. Si ce travail est aisé, si cette image a du jeu, si partant elle est conforme à l’idée que je me suis faite de la beauté d’une femme, elle produit en moi un sentiment de plaisir, et dans le cas contraire, un sentiment de déplaisance. Mon impression se réfléchit sur l’objet qui la cause, et je juge que cette femme est jolie ou laide selon que son image a été pour mon imagination contemplative une occasion de joie ou de chagrin. L’habitude aidant, que de choses peuvent se passer en une seconde !

La beauté est le pays des illusions et des mystères. Nous la prenons pour une entité, pour une essence, et elle est un acte ; nous nous figurons qu’elle existe dans les choses, que nous l’y trouvons toute faite, et la vérité est qu’elle se fait devant nous et en nous, et que nous l’aidons à se faire. Nous la prenons aussi pour un type, et elle n’est jamais qu’une exception. Qu’il s’agisse d’un lion, d’un taureau, d’un cheval, d’un chant qui nous plaît, d’une voix qui nous touche, tout objet que nous qualifions de beau, aussi longtemps qu’il nous tient sous le charme, nous apparaît comme l’expression unique, adéquate, achevée d’une espèce. Telle rose, telle femme que j’admire sont pour moi la rose par excellence, l’idée même de la femme qui, sortie de ses limbes, s’est rendue visible. Mais à quelques pas de là, je trouve une autre rose très différente de la première et aussi parfaite, une autre femme aussi belle et aussi femme que celle que je prenais pour la femme, et je découvre qu’il faut des millions de femmes et de roses pour exprimer une idée, que les espèces se réalisent dans l’inépuisable diversité des individus, et que pour me sembler beau, un individu doit joindre à son caractère générique quelque chose de tout particulier qui ne soit qu’à lui. « Si tous les êtres étaient coulés dans