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fâche, et quand il parle, elle se figure qu’il tonne. Elle n’admet pas qu’il y ait deux mondes, l’un gouverné par des lois naturelles, l’autre par les lois de l’esprit. La nature et la vie humaine sont pour elle deux formes du même univers, de la même nature. Sans avoir étudié la philosophie, elle croit à l’identité du sujet et de l’objet, du moi et du non-moi, de la pensée et de l’être, et cette croyance est nécessaire à ses plaisirs, car elle ne prend aucun intérêt ni aux corps qu’elle ne réussit pas à animer ni aux idées auxquelles elle ne peut donner un corps : elle n’aime que ce qui vit ou semble vivre.

Dans ces mélanges qu’elle fait de nous et de ce qui n’est pas nous, dans ces relations constantes qu’elle établit entre les phénomènes physiques et les mouvemens ou les puissances de notre âme, elle ne suit en apparence que son caprice. Elle n’a aucun goût pour les méthodes sévères, pour les raisonnemens rigoureux ; elle se contente d’à-peu-près, elle vit de fictions, mais ses fictions l’aident à mieux comprendre l’esprit intime des choses. Quand nous nous figurons que le feu dort ou s’irrite sous la cendre ou qu’un homme a des passions de feu, quand nous nous représentons la lune comme un astre au front d’argent ou que nous admirons les grâces ondoyantes d’une femme, sa voix de cristal ou sa blancheur de lis, ces similitudes imparfaites sont des mensonges, qui expriment des vérités d’impression et de sentiment, les seules dont l’imagination se soucie. Son art consiste à mieux voir un objet en pensant à un autre, et je vois mieux cette femme quand je pense à ce lis, je vois mieux ce lis quand je me souviens de cette femme. La sultane validé, mère d’Achmet III, s’était prise d’une secrète inclination pour Charles XII, qu’elle n’avait jamais vu, mais dont les prouesses lui avaient été racontées par une Juive. Elle ne l’appelait que son lion. « Quand voulez-vous donc, disait-elle au sultan son fils, aider mon lion à dévorer ce tsar ? » Quoique Charles XII n’eût ni griffes ni crinière, cette sultane validé, du fond de son sérail, avait su le voir tel qu’il était. Tallemant des Réaux nous apprend « que l’ardeur avec laquelle Mlle Paulet aimait, son courage, sa fierté, ses yeux vifs et ses cheveux trop dorés, lui avaient valu le surnom de Lionne. » C’était l’imagination qui le lui avait donné, et selon sa coutume, elle avait habillé une vérité en mensonge.

Elle n’a pas d’autre logique que celle de l’inspiration, mais cette logique a ses règles. Quand nous imaginons, les accidens de notre vie, les lieux, les temps, l’état de notre âme, notre santé, nos nerfs, tout influe sur le cours de nos pensées, et selon que notre humeur en décide :