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retrouvant après une longue absence, c’est singulier, j’avais cru que je serais plus content de te revoir. » Si elle embellit nos espérances, exalte nos joies, mêle un peu de gloire à nos occupations les plus obscures, elle accroît nos terreurs, aigrit nos ambitions, exaspère nos rancunes. Massillon parle de pécheurs blanchis par les années, qui se rappellent avec complaisance les amusemens de leur jeunesse « et font revivre par l’erreur de l’imagination tout ce que l’âge et les temps leur ont ôté. » Il en est d’autres dont elle éternise les dégoûts ou les remords. Enfers et paradis, elle a tout vu et nous fait tout voir ; mais il faut convenir qu’elle s’entend mieux à faire hurler les démons qu’à faire chanter les séraphins, et que lorsqu’elle nous peint la béatitude des élus, le bonheur parfait qu’elle nous propose ressemble un peu au parfait ennui.

Elle travaille tour à tour à nous rendre heureux ou malheureux, et tour à tour elle prête son efficace et ardente assistance à nos vices ou à nos vertus. On a dit « que l’amour est l’étoile de la nature brodée par l’imagination ; » on peut en dire autant de la plupart de nos sentimens. Le caractère de nos passions est déterminé par celui des images qui les accompagnent, et si nous savions ce qu’un homme imagine quand il aime et quand il hait, nous saurions exactement ce que vaut cet homme. Caligula, Néron, Domitien, avaient le don de se représenter fortement les choses, saint François d’Assise, saint Vincent-de-Paul, ne l’avaient pas moins ; c’est grâce à leurs images que les uns ont eu le génie de la destruction et les autres le génie de la pauvreté volontaire et de la pitié.

Si, en exaltant leur sensibilité, l’imagination porte les hommes à excéder les bornes de la nature soit dans le bien, soit dans le mal, quand elle se met au service de notre entendement, elle l’aide à trouver la vérité qu’il cherche et souvent aussi à la manquer. On chasse mal avec un chien mal dressé, mais on ne chasse pas sans chien. Tout acte de connaissance est précédé d’un acte d’imagination. Comme le disait Voltaire, avant d’inventer une machine, il faut commencer par se peindre nettement dans l’esprit sa figure, ses propriétés ou ses effets, et il y avait beaucoup d’images dans l’esprit d’Archimède. Sans imagination, un médecin ne pourrait lire dans le corps d’un malade, un politique n’aurait pas le sentiment vif et précis des situations, un naturaliste ne recevrait pas l’impression profonde des objets et n’aurait aucune vue d’ensemble, un historien serait incapable de reconstruire une âme, de pénétrer le secret d’une destinée. Dans les sciences mathématiques elles-mêmes, les images sont nécessaires. Les grandes découvertes sont presque toujours la justification ou la correction d’une hypothèse, et on ne suppose pas sans imaginer. On va à