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Pour le minéralogiste, l’or est le plus malléable, le plus ductile de tous les métaux, le plus pesant après le platine ; il a la plus grande affinité pour le mercure et il est dissous par l’acide hydro-chloro-azotique ; pour l’imagination, c’est un corps lourd, d’un jaune luisant, dont l’éclat fascine et qui joue un grand rôle dans les affaires humaines. Pour le botaniste, la rose est la fleur d’un genre-type de la grande famille des plantes dicotylédones et polypétales qu’on appelle les rosacées, et le caractère principal de cette fleur est d’avoir des pistils inadhérens, insérés sur toute la paroi interne du tube du calice. Pour le premier venu, une rose est une fleur qui dit aux yeux et à l’odorat ce qu’aucune autre ne peut leur dire. La rose du botaniste est une idée ; la rose de tout le monde est une image, et le botaniste a sur tout le monde le même genre de supériorité qu’a une idée sur une image ; mais une image a le mérite de procurer au commun des hommes des plaisirs abondans et faciles que ne donnent pas les idées.

Non-seulement nous aimons à nous faire des représentations abrégées et sommaires des objets sensibles ; par un penchant naturel, fatal, nous donnons une forme sensible à nos idées les plus abstraites et il se fait dans notre esprit une transmutation incessante d’idées en images. Quand notre imagination s’exerce sur les choses extérieures, elle les simplifie ; elle n’en garde que l’essentiel et fait abstraction du reste. Par un procédé inverse, quand elle travaille sur nos idées, elle les particularise. Le triangle idéal est une figure qui a trois angles et trois côtés, et c’est tout ; mais il m’est difficile de raisonner sur le triangle sans m’en faire une image qui me le montre, et aussitôt il se détermine ; celui que je vois est rectiligne ou sphérique, rectangle, isocèle, équilatéral ou scalène ; ce n’est plus le triangle, c’est un triangle. Assurément, la plus abstraite de toutes nos idées est celle de l’infini ou de l’être pur. Dans tous les temps, les hommes ont senti le besoin d’imaginer l’infini ; que de formes diverses et particulières ne lui ont-ils pas données ! Roland se le représentait comme un seigneur féodal, et, avant de mourir, il lui tendit son gant. Tel courtisan du grand roi le considérait comme un souverain de l’univers qui ne pouvait être qu’un Louis XIV amplifié, sans péché et sans faiblesse, et peut-être avait-il de la peine à le voir sans perruque. Ce qui chagrine le plus les nègres convertis est qu’ils se font un devoir de se figurer Dieu comme un blanc. Peut-il avoir une autre couleur que le missionnaire qui le prêche ? Si pieux qu’ils soient, il sera pour eux l’éternel étranger.

On a qualifié d’imagination passive celle qui consiste à retenir une impression des objets ; on l’oppose à l’imagination active de l’artiste, qui arrange et combine. Notre imagination n’est jamais