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c’est son habitude et son plaisir, et nous ne l’empêcherons jamais de se personnifier elle-même.

Une erreur beaucoup plus grave est de la considérer comme une faculté spéciale à certains hommes, comme un superflu, un luxe dont nous n’avons que faire dans notre vie de tous les jours, ou aussi de ne voir en elle qu’une puissance dangereuse, décevante, cause de tous nos troubles et de tous nos désordres. Assurément, elle nous fait faire beaucoup de folies ; mais il faut la comparer au levain : qu’il aigrisse trop, le pain sera malfaisant ; n’en mettez pas, ce ne sera plus du pain. Les fantaisies déréglées gâtent tout, dérangent tout ; mais s’il n’y avait pas en nous ce ferment secret et toujours actif que nous appelons l’imagination, notre pâte ne lèverait pas et nos perceptions, qui demeureraient confuses, les abstractions de notre esprit, qui resteraient informes et inertes, ne pourraient plus servir à la nourriture de notre vie. Cette fonction de notre moi étant absolument nécessaire au jeu normal et journalier de notre existence, un homme incapable de rien imaginer serait inférieur au chien, au lièvre, aux rossignols, dont Buffon disait « qu’ils rêvent, et d’un rêve de rossignol, et qu’on les entend, dans leur sommeil, gazouiller à demi-voix et chanter tout bas. » Nous sommes tous des êtres fatalement imaginatifs, et les hommes ne diffèrent les uns des autres que par le caractère de leur imagination et l’usage qu’ils en font. Ceux qui se qualifient eux-mêmes avec orgueil d’esprits positifs la méprisent et la décrient : ils ont celle qui fait souffrir, ils n’ont pas celle qui rend heureux.

Qu’est-ce donc que l’imagination ? Selon Littré, ce serait « la faculté de voir en quelque sorte les objets qui ne sont plus sous nos yeux. » Cette définition est bien incomplète. Nous n’avons pas seulement la faculté de revoir en imagination les choses absentes, nous pouvons les respirer, les flairer, les ouïr, les toucher. Je songe à des plaines de neige, et j’en sens la fraîcheur ; je pense aux ardeurs du Sahara, et pendant que j’y pense, j’ai chaud. Il ne tient qu’à un gourmand de se représenter si vivement le goût et le parfum d’une truffe que l’eau lui en vienne à la bouche. J’ai connu un vieux musicien allemand qui avait de grands chagrins domestiques et qui s’en consolait en lisant le soir, dans son lit, des partitions d’opéras. Ces notes gravées chantaient : il entendait distinctement la prima donna, le ténor, les frémissemens des violons, les hautbois, les flûtes, l’éclatante fanfare des cuivres, et tour à tour il frissonnait de plaisir ou pleurait d’admiration. Si nous ne pouvions nous représenter les sons par des images, quelle pâture les aveugles-nés donneraient-ils à leur imagination ? Pour eux, la beauté d’une femme, c’est sa voix, et quand l’amour s’en