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Djamileh. Le babil d’Angélique, parlant lessive et broderie, a de l’animation, de la fraîcheur et je sais un trémolo de flûtes où l’on entend presque l’eau courir. Au second tableau, elle court vraiment, l’eau de la rivière, dans un adorable décor de printemps, le long de l’église, à travers le verger en fleurs. Là se trouve la ronde française dont nous parlions plus haut et c’est plaisir de l’entendre, naturelle et chantante, s’échapper de la partition épineuse, comme une fauvette d’un buisson. Un peu plus loin, béni soit l’Ave verum qui, de la cathédrale voisine, corrige le désagréable dialogue (je ne veux pas dire duo) des amoureux. Plus d’une fois ainsi les refrains du peuple ou les hymnes de l’église viennent adoucir les angles, émousser les pointes de cette musique hérissée, qu’on ne sait véritablement par où prendre, ni avec la voix lorsqu’on la chante, ni, lorsqu’on la joue, avec les mains. Quels exemples de mélodie et de rythme, d’aisance et de clarté nos vieux airs donnent encore à nos jeunes compositeurs ! Quelle leçon pour une œuvre soi-disant de l’avenir, si les rares sourires qui l’éclairent sont les sourires du passé !

Nous nous sommes attardé aux critiques, et pour la louange, la place va nous manquer. Hélas ! il n’en faut pas beaucoup. Un peu cependant, ne fût-ce que pour reconnaître chez M. Bruneau un sentiment dramatique supérieur au sentiment musical. Deux ou trois mouvemens de passion ont été par lui très bien rendus. Dans un genre diffèrent, au troisième acte, pendant la scène d’amour, pour nous montrer Angélique retenue et sauvée par sa petite chambre blanche qui la défend et ne la laisse pas partir, il a trouvé des notes, des phrases entières d’une singulière pureté. Il a pour ainsi dire assorti la tonalité à la situation, au décor même. Il a pris, et par extraordinaire il a gardé quelque temps, le ton d’ut majeur, un ton calme, un ton blanc, comme diraient les partisans de l’audition colorée.

Enfin, il y a dans le Rêve une phrase d’abord, une scène ensuite où l’on peut heureusement prendre le musicien en contradiction avec lui-même et pour ainsi dire en flagrant délit de mélodie, de rythme et de tonalité. La phrase est celle d’Angélique implorant l’évêque : Ah ! monseigneur, vous m’avez reconnue ! Elle a une forme, celle-là. Elle commence, continue, s’achève ; aussi juste de sentiment que d’intonation, aussi naturelle qu’expressive, elle tombe d’aplomb en même temps que tombe la pauvre enfant à genoux. Sans compter que deux pages suivent ce beau récitatif, deux pages excellentes encore, où sont respectées et les valeurs des tonalités et la progression du mouvement. Les mêmes qualités de franchise, de netteté, font de la scène de l’Extrême-Onction la plus belle de l’ouvrage et une belle scène vraiment. L’émotion triomphe là du parti-pris et du système, qu’on voudrait ailleurs nous faire prendre pour les lois de la vérité.