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famille, peints par M. Boldini ? Et que pensez-vous, cette année, des vers suivans :

Et je fus fou comme les Tritons et les Satyres

ou bien :

Avec les filles des vieux seigneurs en robes blanches

ou encore :

Dans une vallée de l’âme à jamais immobile

ou enfin :

Vers la terre là-bas efflorescente et merveilleuse.

Eh bien, le Rêve est de la musique un peu comme les portraits de M. Boldini sont de la peinture, et comme sont de la poésie les vers de MM. de Régnier, Mœterlinck et autres décadens. Tout cela se tient et répond à un goût assez général aujourd’hui : le goût du laid. Il n’y a pas d’autre mot pour qualifier en certains endroits, les plus nombreux, la musique du Rêve : elle est laide ; non pas ennuyeuse, car elle atteste partout un effort, une peine, et, j’ai hâte de le dire, une conviction qui forcent l’intérêt et l’estime. Mais quand Littré définit la musique : « la science ou l’emploi des sons qu’on nomme rationnels, » ce n’est évidemment pas la musique de M. Bruneau. Le jeune compositeur a choisi avec soin les sons les plus irrationnels et surtout les moins faits pour aller ensemble. Ah ! les notes qui s’aiment, comme disait un enfant de génie, ce n’est plus celles-là qu’on marie, mais celles qui se haïssent et s’écorchent les unes les autres, au lieu de se caresser. Jamais un orchestre n’avait encore été contraint à des dissonances aussi déchirantes ; il y a dans la partition du Rêve des choses à faire grincer les dents et dresser les cheveux. L’horreur du naturel (avec ou sans jeu de mots) est le système, la manie, la rage de M. Bruneau. Le naturel, il le proscrit d’abord de ses harmonies. Aux oreilles blasées et curieuses de sensations nouvelles, je recommande spécialement le récit par l’évêque du miracle de son ancêtre Jean V, effroyable série d’accords sur lesquels se posent les notes chantées comme se poseraient vos pieds nus sur des tessons de bouteilles. Ainsi marche d’ordinaire la musique de M. Bruneau ; vingt autres exemples, plus ou moins horribles, en feraient foi. « Vous le voyez et vous l’entendez, excellente Pluche ; je m’attendais à la plus suave harmonie, et il me