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les justifier d’avoir mis leur gloire à propager des idées devant l’application desquelles, en reculant, comme encore Marmontel, d’indignation et d’horreur, ils ont montré tout simplement qu’autant que de perspicacité ils manquaient de courage ou de caractère. Quand on sème la défiance, l’insulte et la haine, est-ce donc une moisson d’amour qu’il faut s’attendre à voir lever ? .. C’est ce que je dirais, si je parlais ici d’un Voltaire, d’un Rousseau, d’un Diderot, mais il ne s’agit que de Marmontel, et vraiment, pas plus que le poète ou le romancier, nous ne pouvons prendre au sérieux en lui ni le philosophe, ni le politique, ni l’historien.

Ce fut un homme heureux, puisque, après tout, la révolution ne le priva que de ses « places littéraires » et de ses « pensions d’homme de lettres, » mais d’ailleurs ni ne lui enleva l’un des siens, ni ne toucha un cheveu de sa tête, ou seulement un écu de ses économies ; — et peut-être est-ce là, dans la constance de son bonheur, qu’il faut chercher le secret de sa remarquable médiocrité.

« L’amitié d’un grand homme, » pour lui ouvrir à vingt-trois ans les portes du Théâtre-Français ; l’amour de Clairon pour l’ancrer dans cette maison, où elle régnait alors ; celui de Mlle Verrière pour lui valoir la protection du maréchal de Saxe, auquel il l’enlève, et la bienveillance du prince de Turenne, auquel il la cède ; la faveur déclarée de Mme de Pompadour, qui lui procure tour à tour une place de secrétaire des bâtimens, un brevet d’historiographe de France, une pension d’homme de lettres, la direction du Mercure ; que sais-je encore ? l’intimité de Mme de Séran, qui le fait rêver un instant de la fortune de Bernis ; et, enfin, quand il a passé la cinquantaine, une aimable jeune fille qui paraît pour le tirer précisément à temps du ridicule et du danger de jouer les vieux beaux, oui, tout cela, c’est bien le bonheur, et justement l’espèce de bonheur qu’il faut pour étouffer le talent même. Quel homme de lettres l’envierait à l’auteur d’Aristomène et de Bélisaire. Lorsque Voltaire fut expiré, Mme Denis, sa nièce et légataire universelle, n’avait pas encore cessé d’aimer, quoiqu’elle en eût certes le droit, et le premier usage qu’elle fit de la fortune de son oncle fut de l’offrir à un commissaire des guerres du nom de Duvivier, qui n’avait que trente ans de moins qu’elle. Les choses allèrent jusqu’au mariage, et les amis de Voltaire en furent tout scandalisés. Sur quoi d’Alembert ayant rencontré la nouvelle épousée, on lui demanda si du moins elle avait l’air d’être heureuse. « Heureuse ! repartit-il, ah ! je vous en réponds ! Heureuse à faire mal au cœur ! » C’est ce que je dirai de Marmontel. Heureux ! oui, si jamais quelqu’un le fut, c’est bien lui, mais heureux d’un bonheur auquel on ne sait quel malheur on ne préférerait point ! Lisez tout de même ses Mémoires.


F. BRUNETIERE.