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que nous n’avons pas gagné ni ne gagnerons point. » Et elle se contenta d’un petit hôtel qui devait en valoir le double.

Cependant Marmontel avançait en âge : « son avenir, jusqu’alors si serein, s’obscurcissait à ses yeux ; » Mme de Séran avait vendu son hôtel et il avait fallu déloger ; « il songeait à se donner une compagne, » et même il en avait tenté plus d’une fois, l’aventure, « quand il vit arriver à Paris la sœur et la nièce de ses amis, MM. Morellet. » Mlle de Montigny n’avait que dix-huit ans ; il en avait, lui, cinquante-quatre. Ce mariage, qui pouvait lui coûter cher, acheva au contraire sa fortune, et pendant près de quinze ans, de 1777 à 1792, heureux époux et heureux père, il allait vivre dans l’enchantement de son nouvel état. Il a dressé lui-même, dans ses Mémoires, l’état de ses revenus à cette date : « Sans parler, nous dit-il, du casuel assez considérable que me procuraient mes ouvrages, — et, à ce propos, qui croira que son Bélisaire, en sa nouveauté, se soit vendu à neuf mille exemplaires ? — la place de secrétaire de l’Académie française, jointe à celle d’historiographe des bâtimens,.. me valait un millier d’écus. Mon assiduité à l’Académie y doublait mon droit de présence. J’avais hérité, à la mort de Thomas, de la pension de deux mille livres qu’il avait eue, et qui fut partagée entre Gaillard et moi, comme l’avait été celle de l’abbé Batteux. Mes logemens de secrétaire au Louvre et d’historiographe de France, que j’avais cédés volontairement, me valaient ensemble dix-huit cents livres. Je jouissais de mille écus sur le Mercure. »

Si nous y ajoutons cent trente mille livres de ses économies, bien et solidement placées, voilà une fortune assez rondelette pour un homme qui, trente ans auparavant, était arrivé à Paris avec cinquante écus dans sa bourse ; et, il faut sans doute que l’Etat protège les lettres, mais, décidément, les Incas ont coûté un peu cher au gouvernement de Louis XV. Sans ombre de talent, mais non pas sans intrigue ni sans art, le petit protégé de Mlle Clairon était devenu presque un personnage. Pour ne pas trop s’éloigner de la littérature, à laquelle il devait quelque reconnaissance, il se mit, comme il avait fait les tragédies de Rotrou, à déranger les opéras de Quinault, son Roland, son Atys, que Piccini, de son côté, remettait en musique. Entre temps dans les grandes occasions, c’est-à-dire quand l’Académie recevait un archevêque, ou que l’Empereur, je dis l’empereur d’Allemagne, daignait assister à l’une de ses séances, nul n’improvisait plus rapidement que lui quelque discours en vers sur l’Éloquence, ou sur l’Histoire, ou sur l’Espérance de se survivre. Des ministres lui demandaient des Mémoires : Malesherbes le consultait et Calonne augmentait son traitement. Il fréquentait chez les Necker : il y dînait, il y soupait, afin de les mieux observer, et pour en mieux médire un jour. On publiait une édition de ses Œuvres complètes ; et, plus optimiste enfin que jamais, content de tout, parce qu’il l’était imperturbablement de lui-même,