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présence de Buffon et de Rousseau, c’est alors, si nous l’en croyons, « qu’elle trouva en elle-même les plaisirs les plus doux que puissent procurer la liberté de la pensée et le commerce des esprits. » Me serais-je un peu avancé tout à l’heure, en disant que Marmontel fut le contraire d’un sot ?

En revanche, où son admiration se déborde, c’est quand il arrive à ses pairs : Helvétius, Saint-Lambert, l’abbé Morellet, dont il compare la manière à celle de Lucien, de Rabelais, de Swift ; Thomas surtout, cet homme rare, qui, « avant d’entamer un éloge, commençait par étudier la profession, l’emploi, l’art dans lequel son héros s’était signalé. » Aussi, jamais orateur « n’a-t-il mieux embrassé ni mieux pénétré ses sujets, » et, dans la carrière de l’éloge, personne « ne peut le passer ni l’atteindre. » Plus faible dans le poème épique, les quatre premiers chants de sa Pétréide n’en sont pas moins « un magnifique vestibule » qui renferme « de grandes beautés. » Si Thomas eût vécu, un projet que lui connaissait Marmontel, « et qu’il aurait supérieurement bien rempli, » était d’écrire sur l’histoire de France des discours dans « le genre de celui de Bossuet sur l’Histoire universelle. » Mais malheureusement ce grand homme, je veux dire Thomas, « ne voyait les femmes qu’en observateur froid, jamais en amateur des grâces et de la beauté, » oubliant que les femmes « contribuent essentiellement à la célébrité. » Je reconnais là mon Marmontel, et je reviens donc, puisqu’il le faut, à ses « histoires de femmes. »

Ce ne sera pas du moins sans avoir protesté contre la singulière fantaisie dont, un jour, il y a bien longtemps, s’avisa l’auteur des Causeries du lundi. Sainte-Beuve, qui aimait, on le sait, à rapetisser les grands hommes, avait au contraire plus que de l’indulgence, et vraiment de la tendresse d’âme, pour « les écrivains recommandables et distingués du second ordre. » Il s’est donc plu à louer Marmontel, non-seulement ses Mémoires, mais ses Elémens de littérature, mais ses Contes moraux ; et il n’a pas tenu à lui qu’on inscrivît ce soupeur au u premier rang des bons littérateurs du XVIIIe siècle, » immédiatement au-dessous de Voltaire, à côté de Chamfort ou de Rivarol. C’est lui faire trop d’honneur, et, si ce n’étaient ses Mémoires, Marmontel n’existerait pas. Encore n’est-ce pas lui qui nous intéresse dans ses Mémoires, ou du moins n’est-ce pas en lui l’homme de lettres, mais « l’homme du monde ; » et j’admire que Sainte-Beuve ne l’ait pas mieux vu ni plus franchement dit. Ce qu’il faut en effet reprocher à Marmontel, ce n’est pas seulement de n’avoir pas aimé les lettres, ou de n’en avoir usé que comme d’un moyen de fortune, mais, pour autant qu’il était en lui, c’est d’avoir compromis la dignité de l’homme de lettres, en en faisant l’amuseur ou le complaisant des femmes et des gens du monde. Il y en aura toujours de cette espèce. Mais pourquoi les reconnaîtrions-nous comme nôtres ? et si d’ailleurs, comme à