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on s’étouffe et on fait queue pour le voir, comme l’an dernier, on s’étouffait et on faisait queue devant le 1806 de Meissonier. La conception de M. Béraud est plus fantaisiste. Il a simplement imaginé d’asseoir le Christ dans une salle à manger moderne, au milieu de convives en habit noir, gens du monde et surtout gens d’affaires, depuis longtemps émigrés de la terre-sainte et ayant accommodé les lois de Moïse aux habitudes du boulevard. Le Christ seul est en tunique blanche ; si ces messieurs l’ont invité à leur souper, ils n’ont pu se méprendre sur sa personnalité. On est au café, les cigares sont allumés, lorsqu’une jeune femme, décolletée, en robe de mousseline à traîne, entre et se prosterne aux pieds du Sauveur. Tous les rastaqouères s’étonnent, se tournent, regardent, avec les mines les plus drôles du monde, et les moins édifiantes, telles que les sait pocher M. Béraud. Bien que la figure du Christ soit digne et grave, peut-on soupçonner l’artiste d’avoir voulu, par cette scène étrange, travailler à la conversion des boursiers tièdes ou impies ? Ce n’est qu’une plaisanterie ou plutôt une satire assez piquante dont il s’est tiré à son honneur de peintre ; mais n’y voit-on pas bien ce qu’il peut y avoir de factice et d’inconvenant dans cette façon d’accommoder à la mode du jour les légendes sacrées, si l’on n’y apporte pas une candeur profonde ou une extraordinaire puissance ?

Est-ce candeur ? Est-ce puissance ? Le Fils de l’Homme, en chapeau mou, vêtu d’un complet grossier et usé, comme un instituteur destitué ou un anarchiste proscrit, devant lequel M. Skredsvig nous montre de bonnes gens étendant des tapis et des vêtemens, nous étonne presque moins. La transposition chez lui, en effet, comme chez certains primitifs, est complète, et, si nous ne pouvons adorer le fils de Marie dans ce bohème mélancolique, nous pouvons y voir quelque guérisseur miraculeux des plaies morales ou physiques, comme le peuple se plaît encore à en saluer dans certains déclassés de la science ou de la politique. M. Skredsvig, excellent paysagiste, n’est pas malheureusement un peintre de figures assez puissant pour illuminer cette scène du rayon de poésie qui pourrait la justifier ; son tableau reste une honnête anecdote rustique honnêtement racontée. La transfiguration est mieux accomplie dans la Marie-Madeleine de M. Edelfelt : il s’agit là, d’ailleurs, non plus d’une adaptation réaliste d’un texte évangélique, mais d’une interprétation de légende. La pécheresse est une bourgeoise finlandaise, en robe de laine et caraco jaunâtre, une bonne grosse blonde sans défense qui, rencontrant, au bord d’un lac, dans un bois de peupliers, un grand ermite maigre et sec, en tunique blanche, les pieds chaussés de sandales, se précipite à ses pieds,