Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans ce beau sujet, qu’une illustration anecdotique. La scène se passe à l’une des portes du rempart ; un régiment de gardes nationaux, ses chefs en tête, défile silencieusement sur la chaussée ; nous retrouvons là tous les groupes connus, les fiancées qui font leurs adieux, les femmes qui complètent les provisions de l’homme qui part, les gamins qui applaudissent. Tout cela est groupé avec clarté, souvent avec esprit, dans un paysage de pierre d’une harmonie bien soutenue, mais au moyen d’une tonalité grise et sourde qui, jointe à la qualité mince et fine de la peinture, donne à ce grand décor une apparence de chose entrevue, avec attention, mais sans passion et sans émotion. M. Adolphe Binet est un artiste délicat ; il a quelque part une Petite lessive, étude de blanchisseuse dans un jardin fort joliment traitée ; mais, dans la peinture monumentale, la simplicité, la force, l’émotion valent beaucoup mieux que la délicatesse. M. Binet, non loin de sa Sortie, expose une Gare de chemin de fer ; n’est-ce pas là encore une commande municipale ? On le croirait. Vous assistez là à une descente de train, avec des familles affairées, des voyageurs empêtrés, des facteurs et des hommes de peine ; il n’y a pas de journal illustré qui ne vous montre, chaque semaine, de scène semblable. Dans un petit cadre, sur une aquarelle, avec de la fantaisie et de l’humour, ce pourrait être amusant ; dans ces dimensions, avec des prétentions graves dans le comique, c’est fort ennuyeux.

Les magistrats et les justiciables du tribunal de commerce trouveront-ils plus d’agrément à contempler, pendant plusieurs siècles, la Gare des marchandises de la compagnie de l’Ouest, qu’on a commandée à M. René Gilbert pour leur salle d’audience ? On peut en douter. A part les facteurs, les employés, le chef de gare donnant des ordres, sous son hangar, avec un geste impératif digne de Marc-Aurèle, à part le petit monde qui a peut-être posé devant le peintre, on se demande qui cela peut intéresser ? A quoi bon une reproduction de cette taille, exacte et colorée, mais bien inutile et bien insignifiante, d’une scène si vulgaire qu’on peut voir dans toutes les gares et dans laquelle, à coup sûr, l’activité et l’intelligence humaines n’ont pas à se développer sous des apparences bien héroïques ni très émouvantes ? Est-ce que la photographie, est-ce que la photogravure, est-ce que l’illustration ne nous en disent pas beaucoup plus long là-dessus si nous voulons des détails précis ? M. René Gilbert est un peintre fort distingué. Son Raccommodeur de tapisseries au musée du Luxembourg est un beau morceau qu’apprécient tous les amateurs. Il a donc dépensé beaucoup de talent dans cette malheureuse gare, et du bon talent, car, lui, ne donne pas dans le brouillard et il croit encore, Dieu merci, à la couleur ; mais c’est du talent dépensé en pure perte. Dans notre jeunesse, nous