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sombré dans le naufrage de ses espérances et de sa fortune, il hésitera jusqu’au dernier moment à franchir le seuil de la maison redoutée. Plutôt que d’aliéner sa liberté en échange de l’existence matérielle que lui offre l’État, il s’adressera d’abord, s’il est provisoirement sans domicile, à ce qu’on appelle en Angleterre le casual ward, refuge essentiellement temporaire, dépendant du workhouse et fonctionnant d’après les mêmes principes, mais qui ne retient jamais ses hôtes plus de quelques jours, à la différence de l’asile municipal qui garde éternellement parfois, derrière ses portes massives, ceux qui ont eu le malheur d’y frapper. Il entre, le voici à l’intérieur du ward, soumis, dès les premiers pas, à la sévérité des règlemens. Peut-être, après un repos d’une nuit, compte-t-il reprendre, dès le lendemain, sa vie ordinaire et ses démarches pour trouver de l’ouvrage. Il a oublié qu’on ne lui donne sa nourriture et son lit qu’à la condition d’accomplir une tâche trop souvent au-dessus de ses forces. Il est venu implorer du secours, il s’est placé sous la protection du gouvernement, soit, il est admis, il ne couchera pas à la belle étoile, mais ses étranges bienfaiteurs lui feront payer l’hospitalité qu’il reçoit d’eux en l’occupant aux travaux les plus pénibles. Cet homme libre, qui n’a commis aucun délit, est traité comme un prisonnier. Pendant son séjour au ward, on l’assujettit à deux besognes, dont il serait malaisé de dire quelle est la plus ingrate. On l’oblige à casser et à réduire à des dimensions déterminées une demi-tonne de pierre dure, puis on pose devant cet être insuffisamment restauré, épuisé déjà par l’opération précédente, deux kilogrammes de câble hors d’usage qu’il devra détordre et transformer en fils d’étoupe. Cela se nomme le oakum picking. Rien n’est plus difficile et plus rebutant. Les doigts du manipulateur s’écorchent et se meurtrissent, la peau s’en va, la chair est à nu, la douleur insupportable. Nul n’est exempté de ce supplice. Autrefois, on n’exigeait des assistés que le quart de ce singulier travail, mais la clientèle affluait, devenait onéreuse, à la fin ; le local government board est intervenu et a quadruplé la dose. On garde l’homme jusqu’à ce qu’il ait achevé; s’il tarde ou s’il murmure, c’est la comparution devant le juge et la prison. Enfermé dans une pièce attenante à la cellule qu’il occupe, les heures qu’il passe dans l’exercice de ce métier de galérien ne sont interrompues que par l’arrivée de sa maigre pitance. Une pinte de soupe au gruau et 120 grammes de pain, soir et matin, voilà en quoi consiste la munificence officielle. L’ordinaire est amélioré si la paroisse est riche et si les pauvres y sont rares. Mais la chère est d’autant moins abondante que le quartier, plus misérable, fournit moins de gros imposés et amène aux guichets d’entrée un plus grand nombre d’affamés. Les femmes sont