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démontrée; il faut découvrir autre chose si on veut arracher les pauvres aux séductions de l’assommoir. Dans bien des cas, en effet, ce n’est pas seulement l’attrait irrésistible de la bière ou du gin qui les amène au comptoir de zinc. La lumière, la chaleur, la société des camarades, le bien-être qu’éprouvent les déshérités à se trouver momentanément à l’abri de la pluie et du froid, toutes ces raisons suffisent à emplir de consommateurs les salles enfumées des cabarets de la Grande-Bretagne. Il en est d’autres, plus décisives encore. Le wiskey impose silence aux révoltes de l’estomac vide et verse largement à ses adorateurs l’oubli et l’anéantissement de la pensée. Peu à peu, l’habitude est la plus forte, et il semble aussi intolérable d’être privé d’eau-de-vie que de nourriture. Sans doute la plus lourde responsabilité des conséquences que le penchant à boire entraîne avec soi retombe sur l’individu, mais il ne manque pas, en Angleterre, de philanthropes, de moralistes, d’apôtres de la tempérance pour affirmer hardiment que la société a en quelque sorte savonné elle-même la pente glissante où tant de malheureux glissent à la ruine et à la mort. Londres renferme 14,000 débits de boissons, le royaume-uni, 190,000. Il y a 30,000 arrestations par an pour ivrognerie dans la capitale, il y en a 16,000 à Liverpool, qui ne compte pourtant que 600,000 habitans. Encore faut-il se garder de prendre ces chiffres à la lettre ; ils ne constituent qu’un minimum dérisoire, une simple statistique officielle des gens que la police a pris au collet. Pour une personne conduite au poste, il y en a dix, sinon vingt, qui reviennent le soir au logis plus ou moins avinées. Ce sont de véritables malades que la passion de l’alcool domine au point de les laisser sans forces contre la tentation. Un spécialiste en ces matières, M. Isaac Hoyle, membre du parlement britannique, estime qu’il existe en Angleterre, parmi la population adulte, un ivrogne sur douze citoyens.

Et comment en serait-il autrement quand on constate à quel degré d’influence et de force en sont arrivés les débitans? Dans une étude publiée ici même[1], nous avons parlé de la puissance des licensed victuallers associations, de l’appui mutuel que se prêtent ces sociétés sur toute l’étendue du territoire britannique. Les débats qui viennent d’avoir lieu à la chambre des communes à propos des industriels en question, loin de porter atteinte à leur situation, n’ont fait qu’en accroître l’importance. Le parlement avait été invité en 1890 à voter un bill en vertu duquel une indemnité pécuniaire serait accordée aux propriétaires des maisons à qui la patente serait retirée. Le parti libéral s’est ému ; il a mené vigoureusement

  1. Voyez la Revue du 15 août 1890.