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à la longue les réalités, les originalités élémentaires? Dans cette dernière hypothèse, elles impliqueraient donc des initiatives cachées dont elles seraient les moyens d’action plutôt que la raison d’être ; et, sous la nécessité des phénomènes, il y aurait nécessairement les libertés primitives des élémens, dissimulées par leur multitude même. Qui sait, en outre, si le moi, en ce qu’il a de singulier, de sui generis, ne serait pas le reflet et l’expression supérieure de ce fond des choses? Qui sait si, en vertu de cette similitude symétrique des extrêmes, mystérieux besoin de la nature, ce qu’il y a de plus élevé et de plus lumineux dans les phénomènes ne nous révélerait pas ce qu’il y a en eux de plus obscur et de plus profond? C’est possible, mais c’est là une simple conjecture métaphysique, et, sur une base si fragile, bâtir la morale, quand nous avons à côté un terrain si solide, ne serait-ce pas courir le plus inutile et le plus redoutable des dangers?

Même à supposer que le moi n’implique absolument rien de simple et d’élémentaire, qu’il soit en entier un composé, le moi est, donc il agit; l’un implique l’autre. Je comprends qu’on le nie, je ne comprends pas que, l’affirmant, on le dise inerte. Sa force, cependant, me demandera-t-on, d’où lui vient-elle? Elle lui vient de mouvemens qui lui sont liés, qui sont peut-être lui-même sous une autre face, qui ne seraient pas s’il n’était pas, de mouvemens où s’enregistrent et se conservent toutes les forces extérieures qu’il s’est appropriées, qu’il a faites siennes[1], le soleil, les alimens, les aptitudes héréditaires, les influences sociales de tout genre, religieuses, professionnelles, domestiques, politiques, courans innombrables de traditions ou de modes entre lesquels il s’est décidé conformément à son caractère peu à peu déformé ou réformé. Ce domaine, en partie son œuvre, comment l’a-t-il acquis? Pourquoi le grand Tout est-il morcelé, pulvérisé en atomes ou en monades, et comment se peut-il faire que, du simple contact de ces termes, un terme supérieur ait pu jaillir, plus réel qu’eux-mêmes, unité née d’une somme, petit monde croissant et grandissant dans le grand monde? Peu importe, après tout. Ce morcellement et ces accroissemens, cette existence d’êtres composés, qui

  1. Autre chose, remarquons-le, est la prédestination des âmes par une volonté divine qui aurait d’avance voulu leur vouloir, autre chose leur prédétermination (ce qui ne veut pas dire leur prévision, ni même leur prévisibilité) par le jeu de lois et de forces qui, sans le vouloir et sans le savoir, les auraient suscitées. Dans le premier cas, on peut prétendre que mes actes, même volontaires, ne m’appartiennent pas, qu’ils appartiennent au premier voulant, à Dieu. Mais, dans le second cas, mon vouloir est mien, car, avant d’être, nouveauté inattendue, il n’avait jamais été. Il est ma création, dans le sens comédien du mot, qui ne manque pas de vérité.