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contraires à la volonté générale, expression complexe non des intérêts seulement ni surtout, mais aussi, et en premier lieu, des croyances religieuses ou philosophiques. Si le grand crime, chez les anciens Persans, était d’ensevelir les morts, et, chez les Grecs, de ne pas les ensevelir, ce n’est pas que le plus grand intérêt pratique de ces peuples fût relatif aux usages funèbres; mais leur religion attachait le plus grand déshonneur des vivans à l’inobservation des coutumes concernant les morts. Le plus grand crime, au moyen âge, était la sodomie ; le brigandage n’était rien auprès de cet acte honteux, à coup sûr moins préjudiciable à autrui, mais des plus opposés à l’esprit chrétien et à son apothéose de la chasteté. La criminalité d’un acte ne se proportionne donc pas, dans un lieu et un temps donnés, au préjudice social qui s’ensuit, pas même au préjudice supposé et imaginaire, comme dans le cas de la sorcellerie; car les sociétés, comme les individus, se font honneur de s’interdire des actes qu’elles jugent déshonorans, tout en reconnaissant leur innocuité. Cette importance des considérations esthétiques, appliquées à la conduite humaine, est-elle destinée à s’amoindrir de plus en plus, et celle des considérations utilitaires à grandir? Il n’y a nulle raison historique ni philosophique de le penser. Avec le progrès de la civilisation, ce n’est pas l’intérêt collectif seulement, c’est l’idéal collectif, politique ou religieux, national ou social, qui s’accentue et prend conscience de lui-même. Et la chaîne des utilités, en fin de compte, est suspendue à l’attrait du but final, du beau spécial, qui détermine son déroulement.


Mais revenons aux conditions de la culpabilité. Occupons-nous de l’identité personnelle d’abord. Cette exigence en suppose deux : que l’acte ait pour cause saisissable une personne, c’est-à-dire qu’il ait été voulu, et que cette personne n’ait point subi d’altération trop profonde, au point de vue de ses rapports avec ses semblables, pour être demeurée la même dans le sens social du mot.

La personne, le moi, est. Si « je suis libre » est contestable et contesté, « je suis » est indiscutable et à peu près indiscuté. Quelques nihilistes de la philosophie peuvent bien nier de bouche leur propre existence, leur propre différence individuelle, mais ils se contredisent en parlant, ils témoignent contre eux-mêmes par l’étrangeté même de leur prétention. En tout cas, c’est leur matérialisme ici, ou l’espèce très singulière de leur matérialisme, qu’il faut accuser, ce n’est point leur déterminisme. Il y a un déterminisme des faits de conscience, comme il y a un déterminisme des