Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/842

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’éloquence, car il y a en elle un mystère étrange et caché, et elle exerce une influence magique sur le genre humain. Elle est d’une telle puissance dominatrice, qu’elle force la volonté à régler les actions du corps, et l’âme à agir et à souffrir au-delà de sa capacité naturelle ; elle fait des âmes les esclaves de la langue. Tel est le pouvoir d’un éloquent discours, qu’il enchaîne le jugement, aveugle l’entendement et trompe la raison. Il attendrit les cœurs inexorables, force les yeux secs à pleurer et sèche les larmes dans les y eux humides... et, d’un autre côté, l’éloquence peut exaspérer les pensées jusqu’à la folie et pousser l’âme au désespoir. La vérité, c’est qu’elle peut faire les hommes semblables à des dieux ou à des diables, ayant un pouvoir supérieur à la nature, à la coutume et à la force, car souvent la langue a été trop forte pour l’épée et a remporté la victoire. Elle a été souvent trop subtile pour les lois, jusqu’à en être capable de bannir le droit et de condamner la vérité... »

Presque à l’égal des souvenirs de la guerre civile, la duchesse exécrait les mœurs nouvelles de la cour de Charles II. A cet égard, bien qu’il n’y eût en elle aucune tendresse pour le puritanisme, elle rejoignait presque les sentimens des puritains les plus hostiles. Sans doute, elle n’invectivait pas comme eux ses contemporains et contemporaines en termes bibliques, mais on voit, par ses lettres, qu’elle ne manquait guère une occasion d’en assurer bon nombre de son plus parfait mépris. Si ce mépris était de solide qualité, et si elle se gênait beaucoup pour faire remonter à qui de droit la responsabilité des scandales du temps, cet extrait d’une de ses lettres suffira pour en faire juger. « Assurément le monde n’a jamais été rempli d’autant de fous qu’il y en a dans ce siècle, et il n’y a jamais eu de plus grandes erreurs et de plus grosses folies que celles que ce siècle a connues. Ce n’est pas un siècle comme celui d’Auguste César où la sagesse régnait et où l’esprit florissait. Mais dans ce siècle la débauche est prise pour l’esprit, l’intrigue factieuse pour la sagesse, la trahison pour la politique et les querelles d’ivrognes pour la valeur. En vérité, le monde est si follement pervers et si bassement fou, que ceux-là sont les plus heureux qui peuvent s’en éloigner le plus possible. Mais, dites-vous, chacun se plaint du monde, comme je le fais dans cette lettre, cependant personne n’aide à l’amender. Laissez-moi vous dire, madame, que cela n’est au pouvoir d’aucun particulier, ni au pouvoir d’un nombre quelconque d’individus ; ce sont les plus grandes personnes qui doivent corriger le monde, c’est-à-dire celles-là même qui gouvernent le monde, sans cela le monde risque fort de tomber en piètre condition. Mais il y a des siècles où le monde est plus