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on parle de la révolution, on parle de lui; pour beaucoup même il en est l’unique représentant, il la résume et il la personnifie. Entré dans l’assemblée en suspect, accueilli par des murmures, il l’a dominée par son éloquence, il a fini par en devenir le président, et, après avoir forcé tous les partis à s’incliner devant son génie, il y est mort en triomphateur. Dans cette ville de Paris où, deux ans auparavant, un de ses livres était brûlé par la main du bourreau, il a vu se préparer, avant qu’il eût rendu le dernier soupir, l’apothéose qui l’attendait ; le bruit de la foule anxieuse qui se pressait autour de son hôtel dans la rue de la Chaussée-d’Antin est arrivé jusqu’à son lit de mort; il a su que les députations se succédaient à sa porte et que déjà les théâtres se fermaient en signe de deuil, comme pour lui donner un dernier témoignage de la sympathie publique. Le lendemain, la population tout entière lui faisait des funérailles splendides; avec une pompe extraordinaire, aux sons d’une musique funèbre, par de longs détours à travers les rues populeuses, on transportait solennellement ses restes à l’église Sainte-Geneviève, qu’une loi spéciale affectait désormais à la sépulture des grands hommes. L’émotion et l’admiration universelles étouffaient jusqu’au souvenir des anciennes discordes, des rancunes d’autrefois. Royalistes et révolutionnaires obéissaient au même sentiment, éprouvaient et exprimaient la même douleur. Presque tous étaient d’accord pour comprendre et pour regretter ce que la France perdait à la mort d’un tel homme.

Je connais bien le revers de la médaille, je sais bien tout ce qu’on peut dire, j’ai dit moi-même sans ménagement ce que je pensais du caractère de l’homme, je n’ai dissimulé ni son immoralité, ni sa vénalité, ni sa duplicité. Vivre aux dépens d’une femme, d’un banquier, d’un ministre, écrire des libelles contre son père au profit d’une mère dont il connaît les torts et la honte, présider la Société des jacobins, y couvrir de fleurs les Lameth, et en même temps les dénoncer à la cour, être à la fois le chef le plus ardent du parti populaire et le conseiller salarié de la reine[1],

  1. Un des hommes qui l’ont le mieux connu et qui ont eu longtemps pour lui le plus de sympathie, Camille Desmoulins, fait de lui ce portrait charmant et vrai. « Tout observateur attentif, en considérant les intelligences que Mirabeau avait dans tous les partis, et les espérances que fondaient sur lui tant de gens marchant en sens contraire, ne pourra comparer Mirabeau qu’à cette joyeuse coquette dont j’ai vu quelque part le portrait : attentive à la fois à tenir son jeu et à occuper ses amans, elle a ses deux pieds sous la table posés sur ceux de ses deux voisins et tourne ses regards languissamment vers le troisième, en sorte que tous jouissent d’une préférence qu’ils regardent comme unique. Chacun des trois rit des deux autres et les prend pour dupes; ce qui n’empêche pas la belle de prendre du tabac d’un quatrième près d’elle, d’appuyer ses doigts dans sa tabatière incessamment et longtemps, et de serrer la main d’un cinquième sous prétexte de voir sa manchette de point. »