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de l’action sur la parole. « Les actes sont des mâles, dit le proverbe espagnol, les paroles sont des femelles. » ne pour gouverner, admirablement propre à conduire et à dominer les hommes, Mirabeau n’a jamais eu entre les mains une parcelle de gouvernement ! Cela seul lui a manqué, mais cela seul est capital. Pour tout le reste il n’a pas de rival, ni parmi les orateurs ni parmi les théoriciens politiques de la révolution. Lorsqu’on repasse par la pensée cette vie si courte de quarante-deux ans, on est effrayé de tout ce qu’elle contient d’activité et d’idées. Si la nature y est pour beaucoup, l’éducation y est aussi pour quelque chose. La forte intelligence de l’ami des hommes a marqué de son empreinte ce jeune cerveau. Mirabeau, qui s’est tant plaint de son père, qui l’a si souvent accusé, lui doit le meilleur instrument de sa vigueur intellectuelle, l’habitude du travail. Formé à cette rude école, il ne laisse échapper aucune occasion de s’instruire, il emmagasine dans sa mémoire des provisions solides qui y reposent en sûreté, qui reparaîtront plus tard au premier appel de sa volonté.

Non-seulement il a lu tout ce qui est écrit, il a dévoré plusieurs bibliothèques dans ses études de jeunesse et dans ses longues heures d’emprisonnement, mais il connaît les hommes aussi bien que les livres, toutes les classes d’hommes, depuis les plus grands jusqu’aux plus humbles. Sa naissance et sa vie d’aventures l’ont mêlé aux mondes les plus différens. C’est un aventurier, mais un aventurier de race. Il a été capitaine de dragons, il a frayé à Versailles avec les plus grands seigneurs de France, parmi lesquels il retrouvait des parens ou des alliés, il a causé avec Frédéric II, il a été présenté à l’élite de la société anglaise ; avant même qu’il fût élu aux états-généraux, des ministres ont compté avec lui, redouté l’influence de sa parole et de sa plume. Pendant que sa qualité de gentilhomme et son génie le mettaient de pair avec les personnages les plus considérables, ses désordres et ses dettes le rabaissaient au niveau des plus petits. Les usuriers, les prêteurs sur gages, les limiers de police, les déclassés, les besogneux, les imprimeurs clandestins, les auteurs d’écrits anonymes, les pamphlétaires masqués l’ont eu pour victime, pour collaborateur ou pour complice. Ballotté du sommet aux bas-fonds de la société, il a enfin connu le peuple, le vrai peuple, au moment de ses premiers succès oratoires devant le parlement d’Aix. Depuis lors, il a savouré toutes les ivresses de la popularité. Ce prisonnier des châteaux d’If, de Joux, de Vincennes, cet ancien condamné à mort, a été porté en triomphe dans les villes de Provence. Ce nom de ses ancêtres qu’on l’accusait d’avoir flétri, il l’a couvert de gloire et inscrit parmi les plus grands. Sa renommée a pénétré dans les plus petits hameaux de France, dans tous les pays étrangers. Partout où