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il fallut chercher un autre allié. On pensa naturellement à La Fayette, alors dans tout l’éclat de sa popularité. Si La Fayette voulait bien s’entendre avec Mirabeau, qui jusque-là ne l’avait pas ménagé, peut-être serait-il possible de faire revenir l’assemblée de ses préventions. Pour les hommes politiques clairvoyans, il s’agissait d’une question capitale, d’un intérêt public assez grand pour qu’on y fît de part et d’autre des sacrifices personnels. Ceux qui provoquaient un rapprochement entre Mirabeau et La Fayette étaient sincèrement convaincus qu’ils travaillaient au salut de la France. La première entrevue eut lieu à Passy, chez la marquise d’Aragon, nièce de Mirabeau. Dès cette première rencontre, quoiqu’on fût tombé d’accord sur des points communs, l’opposition des deux natures en présence se révéla tout de suite. Mirabeau effraya et déconcerta son interlocuteur par des fanfaronnades d’immoralité, et La Fayette ne put cacher l’impression pénible que lui causait un tel langage.

Le général analyse lui-même ces deux états d’esprit dans ses Mémoires. L’immoralité de Mirabeau le choquait, nous dit-il; quelque plaisir qu’il trouvât à sa conversation et malgré son admiration pour « de sublimes talens, » il ne pouvait s’empêcher de lui témoigner une mésestime qui blessait Mirabeau. Celui-ci, néanmoins, tout en se sentant sévèrement jugé, dut se résigner à des concessions et même à des avances. Il lui en coûta d’autant plus que la sentimentalité et l’optimisme permanent de La Fayette l’irritaient de longue date. Au fond, il ne pardonnait pas à un homme dont les talens lui paraissaient médiocres, fort au-dessous des siens propres, d’avoir conquis si facilement et de conserver une popularité incontestée.

Il fallut malgré tout s’exécuter. Prenant le contre-pied de quelques-uns de ses discours antérieurs, Mirabeau le fit résolument en demandant à l’assemblée le 19 octobre 1789 de voter des remercîmens au commandant général des gardes nationales. Le même jour, il s’engageait davantage encore, il écrivait affectueusement à La Fayette : « Quoi qu’il arrive, je serai vôtre jusqu’à la fin, parce que vos grandes qualités m’ont fortement attiré, et qu’il m’est impossible de cesser de prendre un intérêt très vif à une destinée si belle et si étroitement liée à la révolution qui a conduit la France à la liberté. » La Fayette répondait : « Confiance réciproque et amitié, voilà ce que je donne et espère. »

Entre deux hommes si différens, l’accord ne fut ni complet ni durable. Mirabeau reprocha bientôt à La Fayette de défendre mollement ses intérêts à la cour et de n’obtenir pour lui qu’une indemnité insignifiante, quoiqu’on lui eût promis 50,000 francs par mois.