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son tour, après avoir hésité et commencé la Divine comédie en latin, et la littérature italienne fut fondée.

Pour être moins directe, son influence sur la peinture n’a été ni moins profonde, ni moins heureuse. Il avait réhabilité la nature et montré que l’amour du beau pouvait se concilier avec la piété. Les conséquences d’idées aussi nouvelles éclatèrent dans l’œuvre de Giotto, qu’on peut appeler son élève, tant il est imprégné de son esprit. Il n’y a plus rien de commun entre la maigre vierge byzantine, impassible dans sa pose rigide, et les nobles créatures, gracieuses ou pathétiques, que Giotto a peintes sur les murs des églises d’Assise et de Padoue, ou à San-Croce, à Florence. Un autre art est né, dans lequel rayonnent la liberté d’esprit et la sincérité du père des franciscains.

Il n’est pas jusqu’à la science qui n’ait profité des vues fécondes de cet ignorant, qui voulait jeter les livres de ses moines par les fenêtres. « Cet instinct profond de l’harmonie universelle, qui se décelait chez saint François par mille effusions de tendresse tout ensemble singulières et charmantes, modifia d’abord la théologie avec Alexandre de Haies et saint Bonaventure, poussa Roger Bacon aux plus curieuses recherches et contraignit enfin Duns Scot, le rival heureux de saint Thomas dans l’université de Paris, à commencer une révolution dans la métaphysique, et par là même à en préparer une autre dans les sciences[1]. »

Il a fait plus encore que tout cela réuni. Il avait trouvé le monde triste, et il l’a laissé moins triste. Les moralistes amers qui disent tant de mal de l’humanité n’ont certainement jamais mesuré ce qu’un homme peut faire de bien dans son passage sur la terre. Ils n’ont jamais songé, dans leur ingratitude, à ces êtres qui sont, comme nous, les fils de la femme, et qui ont su relever des millions de cœurs accablés. La poétique Ombrie a résumé la vie du plus grand de ses fils dans un de ces symboles profonds que le peuple seul sait trouver. La légende rapporte qu’en une nuit de janvier, saint François sortit dans le jardin de la Portioncule, ôta ses vêtemens et se roula sur un buisson d’épines, « pour connaître quelque chose des souffrances de son maître. » Mais les épines se transformèrent en roses qui n’avaient point de piquans. Ces trois lignes racontent la gloire de saint François d’Assise mieux que ne le sauraient faire des volumes : il a changé en roses, du moins pour un temps, quelques-unes des épines de l’humanité.


ARVEDE BARINE.

  1. Frédéric Morin.