Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/781

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manger du raisin. Il l’emmena dans une vigne, s’assit avec lui sous un cep et lui donna l’exemple. Une autre fois, il entendit au milieu de la nuit un frère se plaindre de mourir de faim. Il se leva, fit lever le couvent et l’invita à un souper où il s’assit le premier. Y avait-il des malades dans la maison, saint François allait leur mendier de la viande et des friandises.

Il admettait moins que jamais qu’on fût triste. Personne, à la Portioncule, n’aurait osé l’être pour cause d’austérités ou de macérations ; on aurait eu trop grand’honte ; mais quelques-uns croyaient bien faire de pleurer publiquement leurs péchés. L’un d’eux ayant été aperçu du maître : « Pense à tes fautes dans ta cellule, lui dit celui-ci. Pleure, gémis devant ton Dieu. Devant les autres, sois gai et n’aie l’air de rien. »

Moins que jamais, il souffrait l’oisiveté. Certain moine paresseux et gourmand était « zéro à la quête, plusieurs à table. » — Il s’attira cette apostrophe : « Tu es comme le frelon, qui ne travaille pas et veut manger le miel des abeilles. Va-t’en, frère mouche. » Et « frère mouche » s’en alla, car on savait saint François inflexible sur la question du travail.

Il l’était aussi sur la question de la pauvreté. La maison n’était jamais assez dénuée à son gré. Lorsqu’on croyait de bonne foi manquer de tout, il découvrait qu’on pouvait se passer de ceci ou de cela, de ce petit pot, de cette table, et il fallait les supprimer. Le couvent vide enfin, un pauvre survenait, et l’on ne refuse pas un pauvre. On lui donnait son morceau de pain, son manteau, ses culottes, faute de mieux une manche de sa robe. Il venait un autre pauvre: on. volait pour lui la chapelle. « Dieu, disait saint François, aime mieux voir un autel nu et l’un de ses enfans vêtu. Va, mon frère, dépouille l’autel de la Vierge. » Le frère répondit un jour : « Il ne reste plus rien. Nous possédons en tout et pour tout un Nouveau-Testament dans lequel nous lisons à matines, puisque nous n’avons pas de bréviaires. — Donne le Nouveau-Testament. Cela fera plus de plaisir à Dieu que nos lectures. »

On doit des compensations aux hommes de qui l’on exige un renoncement aussi absolu. Saint François ne les ménageait pas, et ses compensations étaient belles. Ses entretiens étaient des leçons de poésie. Il faisait découvrir la nature à ses moines et ouvrait leur esprit à ses merveilles. Il réservait une portion du jardin aux fleurs, pour que leurs yeux reposassent toujours sur de la beauté. Il leur montrait la nuit étoilée, les champs fumeux sous le soleil, les bois qui respirent, les oiseaux sur leur couvée, la splendeur de la création et l’ivresse de la vie universelle, et il les rassurait, de peur qu’eux aussi, avec tout leur siècle, ne vissent Satan au