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François exposa son projet avec sa liberté et sa chaleur accoutumées. Mais le pape était Innocent III. Il répliqua qu’il avait besoin de réfléchir et de consulter ses cardinaux.

Innocent III était un trop grand esprit pour ne pas voir du premier coup d’œil l’importance que pouvait prendre en ce temps-là un ordre mendiant. C’était rendre aux fidèles l’Église pauvre, l’Église primitive réclamée d’un ton menaçant par les Arnauld de Brescia, les hérétiques et le menu peuple. C’était peut-être, entre des mains malveillantes, un danger pour l’Église temporelle, engraissée de terres et d’écus. C’était certainement le plus précieux des auxiliaires, si l’ordre naissant venait à l’Église dans un esprit d’obéissance qui permît de se servir de lui et de n’en rien craindre. Rome s’informa. Elle sut que la Portioncule lui était soumise du fond du cœur et enveloppait le clergé tout entier dans une égale vénération, sans se permettre les jugemens et les distinctions. Le pape mit aussitôt la main sur l’instrument qui s’offrait à lui. Il embrassa publiquement saint François. Un cardinal se chargea d’organiser ces novices, et ils repartirent pour leur vallée d’Assise tonsurés, moines, mendians à perpétuité et convaincus que l’avenir était à eux : le maître l’avait vu en rêve. Leur confiance et leur allégresse se communiquaient aux nouveaux frères attirés par la renommée croissante du fondateur, et le jeune couvent eut un âge d’or avant de connaître les embarras du succès. L’idylle de la Portioncule est l’une des pages les plus exquises de l’histoire de l’humanité.

La Pauvreté avait tenu les promesses faites en son nom. Elle avait apporté avec elle les délices de la sécurité et de l’insouciance. N’ayant rien, on ne craignait pas de rien perdre. Plus d’inquiétude pour quoi que ce soit. C’était une telle détente, après l’existence tracassée qu’on avait eue dans le monde, que les âmes s’épanouissaient. Elles se baignaient avec ravissement dans cette paix extraordinaire qui les laissait en tête à tête avec leur Dieu, et l’on ne voyait à la Portioncule que des visages heureux, l’on n’y entendait que des paroles joyeuses. On y était aimable et indulgent les uns pour les autres. On n’y connaissait ni l’envie ni la médisance. Au milieu des plus effroyables privations, on remerciait Dieu avec ferveur d’avoir été choisis pour donner l’exemple du bonheur parfait.

Ils possédaient un directeur incomparable. Saint François passait son temps à les guetter et à les deviner. Il savait avant eux qu’ils allaient avoir une hésitation, l’ombre d’un regret, et il les relevait d’un mot, ou bien il avait de ces adorables câlineries qui vous feraient descendre gaîment dans la fosse aux lions. Un jour, il fut dans les yeux d’un de ses moines qu’il avait grande envie de