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frère et du peuple. Ou bien il se tenait debout sur les places de la ville et chantait. La foule faisait cercle avec curiosité. Il lui demandait des pierres pour réparer Saint-Damien ou une autre église et les emportait sur son dos. Bientôt il se mit à prêcher et parut encore plus singulier. Il ne se souciait point d’une chaire ni d’un lieu clos, pas davantage d’ordonner son discours ou de mesurer ses gestes. Quant à parler latin, comme le faisaient encore à cette époque les prédicateurs officiels, le nouvel apôtre en eût été bien empêché.

Il s’exprimait en langue vulgaire, et jamais il n’y eut sermon plus libre et plus impétueux. Pas de périodes savantes ni de divisions ; à peine de suite. Des phrases sans apprêt, mais si tendres que les yeux se mouillaient en les écoutant, si enflammées que les cœurs bondissaient dans les poitrines. Des idées au hasard, telles qu’elles jaillissaient d’une grande âme sincère. Plus de gestes que de mots : un homme qui prêchait de toute sa personne, qui était sans cesse en mouvement, coupant son discours de « gestes de feu et de signes de tête[1], » pleurant, riant, mimant sa pensée quand l’expression ne venait pas. Une physionomie mobile et expressive, qui se transfigurait sous le coup de l’émotion intérieure. « Il paraissait tout autre, » dit un témoin oculaire[2]. Ce spectacle extraordinaire était offert aux passans dans la rue, sur les grandes routes, en quelque lieu qu’il se trouvât des gens de bonne volonté pour écouter le pâle petit ermite aux yeux brillans.

On haussait les épaules et l’on plaignait sa famille, mais on venait l’écouter. Insensiblement, on eut conscience de quelque chose de changé dans la province. La guerre était toujours aux portes, l’Ombrie toujours écrasée entre le pape et l’empereur, le vasselage toujours pesant et l’Église toujours féodale. Pourtant les âmes étaient moins oppressées. Une impression de soulagement se répandait dans le pays, et l’on finit par comprendre d’où chacun la rapportait à son foyer. Aussitôt on accourut de tous les points de l’horizon vers celui qui savait les paroles qui relèvent. Les auditoires du déguenillé se firent multitude. Thomas Celano, qui avait assisté des centaines de fois aux improvisations de saint François, a décrit dans son style imagé leur prodigieux effet sur les foules : « Les hommes accouraient, les femmes accouraient, les clercs se hâtaient, les religieux faisaient diligence, afin de voir et d’entendre le saint de Dieu, qui leur paraissait à tous un homme d’un autre siècle... Il semblait vraiment qu’en ce temps-là, dès qu’on se trouvait en présence de saint François ou qu’on parlait de lui, le ciel

  1. Celano.
  2. Ibid.