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le logis paternel. Il annonçait avec confiance au public qu’il allait devenir un grand prince ; qu’il « le savait. »

Le grand jour vint enfin, et des surprises avec lui. La première fut qu’en se pavanant dans les rues, le futur monarque rencontra un chevalier pauvre, en piteux équipage, et qu’il ôta son beau costume pour le lui donner, de sorte qu’il sortit d’Assise moins brillant qu’il ne s’y était attendu. La seconde fut que la fièvre le prit à la première couchée, à Spolète ; qu’étant au lit et dans un demi-sommeil, il crut entendre une voix l’avenir qu’il faisait fausse route et lui ordonner de rentrer à Assise; qu’il obéit avec sa spontanéité ordinaire et se retrouva le lendemain à vendre du drap à ses pratiques étonnées, qui le croyaient en route pour son royaume. La troisième surprise fut qu’ayant donné un magnifique repas à ses camarades pour célébrer son retour, son esprit demeura obstinément ailleurs. On chantait, il se taisait ; on lui parlait, il n’entendait pas; on se promenait, il demeurait en arrière. Ses hôtes se moquaient de ses distractions et de ses airs absorbés; mais peu lui importait; il n’avait jamais été aussi heureux. Le trouble qui l’oppressait venait de se résoudre subitement en une immense espérance. Un jour nouveau éclairait l’avenir et lui montrait dans le lointain une existence qu’il n’aurait pu définir, mais dont il savait déjà qu’elle était plus belle que toutes celles qu’il avait jamais vues autour de lui. Au milieu des bouteilles et des propos de table, il se découvrait lui-même, et c’était un bonheur intense.

Les mois qui suivirent furent remplis par la lutte qu’on observe souvent chez les mystiques au début de leur vocation. Ils se débattent contre la fascination qui les entraine hors du monde réel, dans la région inquiétante du surnaturel. Leurs premières extases leur causent des ravissemens très mélangés de terreurs, et ils n’en goûtent pleinement les mystérieuses délices, inaccessibles au reste des hommes, qu’après s’être accoutumés à vivre dans l’impossible et l’irréel. Assise soucieuse vit le jeune Bernadone, en proie au délire sacré, errer en larmes par les chemins et remplir l’air de lamentations, parce que l’invisible s’était manifesté à lui et qu’il avait entendu les voix de la solitude. Il s’exaltait dans de longues prières, et les crucifix lui adressaient la parole, l’espace se peuplait de visions. Ces crises le laissaient tremblant et angoissé, parce qu’il ne discernait pas encore sa tâche.

Il comprenait seulement qu’il s’agissait des pauvres, et de réhabiliter la pauvreté, afin qu’elle cessât au moins d’être une honte, si elle ne pouvait cesser d’être un malheur. Son existence passée l’avait mal préparé à prêcher d’exemple. Avec le sens pratique qui ne l’a jamais abandonné, il mesura ses forces au moyen d’expériences. Il avait besoin de connaître les sensations