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aux temps et aux états d’esprits les plus divers, et dont la souplesse n’a encore été en défaut qu’une seule fois, le jour où Léon X fit brûler les écrits de Luther. L’Église s’était attardée dans les erremens d’un autre âge. Son fils d’Assise se borna à lui remettre sous les yeux, discrètement et avec un profond respect, le christianisme du discours sur la montagne, et à lui faire signe qu’il était temps d’avancer. Elle tint compte de l’avertissement et fut reconnaissante de la façon dont il était donné.

Nous avons dû marquer le point de départ de l’apostolat de saint François et la pensée qui présida à sa carrière active avec beaucoup plus de netteté que l’un et l’autre n’en avaient dans son esprit, à la date où nous sommes arrivés. La grande crise morale, dont l’anecdote du pauvre est un premier indice, avait été déterminée chez lui par des impressions auxquelles se mêlait encore peu de raisonnement. C’est pourquoi elle eut d’abord des allures capricieuses. Le jeune Bernadone demeurait flottant, plus agité que persuadé et ne distinguant pas sa voie. Il voyait si peu clair dans ce qui se passait en lui, qu’il attribuait son malaise au besoin d’aventures et de combats. Une guerre ayant éclaté entre Assise et Pérouse, il partit avec les milices d’Assise, fut pris dans une déroute et arriva néanmoins dans son cachot avec une telle provision de bonne humeur et d’heureux souvenirs, qu’il scandalisait ses compagnons. Rentré chez soi à la paix, en 1203, il ne demandait qu’à recommencer. Son rêve était de devenir chevalier en dépit de sa naissance bourgeoise.

Une maladie arrêta son élan. Ce fut pendant sa convalescence, en revoyant pour la première fois la campagne, qu’il s’aperçut tout à coup qu’il était devenu un autre homme. Les mêmes paysages, regardés avec les mêmes yeux, lui disaient tout autre chose que par le passé, des choses beaucoup plus sérieuses. Il s’étonna d’abord de son changement, s’y habitua et n’y pensa plus. Son imagination s’envola de nouveau dans le monde poétique où le bon Roland et le géant Loquifer accomplissent leurs exploits. Il brûlait de les égaler. Sur ces entrefaites, un seigneur d’Assise annonça son prochain départ pour une expédition lointaine où il se proposait, suivant les idées d’alors sur la guerre, « de gagner de l’argent ou de la gloire. » Le jeune Bernadone obtint de le suivre et pressa aussitôt ses préparatifs. Il songea tout d’abord à sa toilette, étant beaucoup trop romantique pour s’imaginer qu’on fait des actions héroïques avec un costume quelconque, et se composa un habit merveilleux, plus riche que celui de son chef. Cette importante affaire terminée, il n’eut plus de repos en attendant le départ. Il n’en dormait plus, ou, s’il dormait, il voyait en songe des trophées d’armes à la place des piles de drap qui emplissaient