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romans de chevalerie espagnols exercèrent, à trois siècles de distance, sur sainte Thérèse. Ils le familiarisèrent de même avec les pensées et les sentimens héroïques.

Le fils du drapier d’Assise eut un autre maître bienfaisant, la Nature, qu’il aima jusqu’à la mort d’un amour invariable. Les gens qui savaient la regarder n’étaient pas aussi rares que le feraient supposer les mosaïques et les sculptures de l’époque. On raconte que Joachim de Flore, l’un des précurseurs de saint François, s’interrompit un jour de prêcher en voyant le temps s’éclairer subitement, et sortit de l’église avec ses auditeurs pour leur faire admirer la campagne mouillée et ensoleillée. Cet exemple, et quelques autres du même genre, n’empêchent pourtant point que saint François ait été unique dans tout le moyen âge par un sentiment de la nature dont l’intensité n’a jamais été surpassée. Il y entrait un mélange d’admiration pour « tout ce qui était beau à voir[1], » et de tendresse pour la vie universelle qui enfante également le brin d’herbe et l’humanité. Il restait en contemplation devant une fleur, devant les souples ondulations d’une vigne grimpée dans un arbre, à la mode italienne, devant un insecte ou un oiseau, et il ne les regardait pas avec le plaisir égoïste du dilettante ; il s’intéressait à ce que la plante eût son soleil, l’oiseau son nid, à ce que la plus humble des manifestations de la force créatrice eût la part de bonheur inconscient à laquelle elle peut aspirer.

Le sort l’avait fait naître dans un pays qui, par une rare rencontre, est tout ensemble grandiose et riant. Il passa sa jeunesse à boire par les yeux l’Ombrie et sa divine lumière, les lignes exquises de ses puissantes montagnes, la sauvagerie mêlée de douceur qui lui donne une physionomie inoubliable. Promeneur acharné, il courait les pics et les vallées, les champs cultivés et les bois déserts, s’absorbant dans l’admiration devant un humble ruisseau comme devant un site imposant. Rentré dans Assise, il y plongeait de toutes parts sur de vastes horizons. La ville est suspendue, en plein midi éblouissant, au flanc du mont Subasio. A ses pieds, une large vallée où le Chioggio coule parmi les oliviers. En face, une montagne robuste et sombre, aux verts vigoureux. A droite et à gauche, la vallée fuit entre des chaînes bleuâtres qui vont pâlissant, et deviennent peu à peu d’un azur si doux, que le regard ne peut s’en rassasier. Assise plane sur ces paysages merveilleux, et l’on y est sans cesse surpris, malgré la hauteur des maisons, par des éclairs de campagne. C’est à un tournant de rue, c’est par-dessus un mur de terrasse ou à travers des fenêtres ouvertes. Les Bernadone habitaient dans

  1. Celano.