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de MM. Silvestre et Morand égale presque ses illustres aînés. C’est au second acte, lorsque, vaincu par l’obéissance de Griselidis, il va s’attaquer à sa fidélité. Contre la vertu de la jeune femme il appelle à lui toutes les puissances de la nuit : les souffles, les parfums, les ombres, les étoiles, tous les conseillers d’amour, tous les complices des baisers. L’évocation entière est d’un lyrisme magnifique. Que le sentiment n’en soit pas très moyen âge, ni très nouveau non plus, qu’importe ? On est heureux de retrouver ici du moins un Satan grandiose, bien que déjà connu, celui de Vigny, de Berlioz et même de Gounod. « O nuit, étends sur eux ton ombre, » chante le diable à l’Opéra et vous vous rappelez en quels accords épanchés se répand la nuit, comme les fleurs s’ouvrent, comme l’âme inquiète et flottante des choses s’exhale et monte vers l’enfant tentée d’amour. Ici, la poésie correspond à la musique et l’égale. De l’un et de l’autre morceau le même sentiment se dégage, je dirais volontiers la même atmosphère de vie universelle, de panthéisme vague, mais enveloppant.


Toi qui mets un frisson dans tout ce qui respire,
Toi qui fais la nuit douce et perverse à la fois,
Toi par qui j’aurais fait du monde mon empire,
Ame des voluptés, obéis à ma voix!

Verse aux sens éperdus les mortelles rosées
Qui penchent vers le sol le front des lis voilés !
Mets l’ivresse adultère au cœur des épousées
Et gonfle de désirs les seins immaculés !


A la bonne heure, voilà un diable grandiose. Ce n’est plus le piètre farceur apparu d’abord, marié, battu et content. Ce n’est même plus le diable gothique avec ses cornes et ses griffes, le diable du moyen âge et de la théologie, diable personnel et concret, ou plutôt c’est celui-là encore, mais c’en est un autre aussi, auquel croit chacun de nous pour l’avoir entendu parler à son oreille : c’est l’éternel désir de l’homme et l’éternelle faiblesse de la femme ; c’est la tentation, le trouble et la fièvre, c’est l’esprit du mal épars dans l’azur des nuits d’été.

Cette belle nuit de Provence, où se déroule le second acte de Griselidis, a été particulièrement propice aux poètes. Douce est la voix d’Alain, le jeune rimeur pâle, modulant au clair de lune la plainte harmonieuse de ses dolentes amours :


Roses, dépouillez les couleurs
Qui vous faisaient ses sœurs vermeilles !
Vos grâces aux siennes pareilles
N’ont plus rien qui me charme, o fleurs,
D’où s’est enfui le vol en pleurs
Des papillons et des abeilles !