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de « se soucier un peu dans quel genre ils écrivaient. » Y eussent-ils gagné ? j’avoue que je l’ignore, mais, à coup sûr, ils n’y eussent point perdu.

C’est qu’à vrai dire, quand on n’apporte en art ni « théories, » ni « principes, » on ne suit point du tout son tempérament, comme l’on croit ; on suit la mode. Mais, dans la réalité, on n’écrit qu’à la condition d’avoir une certaine idée du style, de ce qu’il doit être, de ce qu’il faut qu’il soit. On ne compose qu’à la condition d’avoir une certaine idée de l’œuvre d’art, et de tendre à la réaliser. Voyez plutôt la Correspondance, récemment publiée, de Flaubert. Et on ne se détermine enfin dans le choix d’un sujet, ou des moyens de le traiter, qu’en vertu de la conception qu’on se fait de l’objet de l’art et de celui de la vie. « Rappelons-nous toujours que l’impersonnalité est le signe de la force ; absorbons l’objectif et qu’il circule en nous ; qu’il se reproduise au dehors sans qu’on puisse rien comprendre à cette chimie merveilleuse. Notre cœur ne doit être bon qu’à sentir celui des autres. Soyons des miroirs grossissans de la vérité externe. » Si ce ne sont pas là des « principes » et des « théories, » qu’on nous dise alors ce que les mots veulent dire. Mais si ce sont des « théories » et si ce sont des « principes ; » si Madame Bovary, Salammbô même et l’Éducation sentimentale n’en sont que des effets ; si l’histoire littéraire de Flaubert, ce lyrique, n’est faite que des victoires de sa volonté sur son tempérament ; qu’on ne nous par le plus de l’inutilité des « systèmes. » Pas plus qu’il n’y a de recettes pour faire des chefs-d’œuvre, je n’ai oui dire qu’il y en eût pour gagner des batailles, des Austerlitz ou des Friedland. Mais où est le général qui soutiendra pour cela qu’il n’y ait pas d’art de la guerre ? et qui n’en fera pas sa perpétuelle étude ? On le prendrait pour un caporal.

Que, d’ailleurs, nos romanciers ne le veuillent pas voir, et qu’ils persistent chacun dans la superstition de son Moi, on ne cessera pas d’écrire pour cela des romans. N’y eût-il plus de journalistes, tout le monde sait bien qu’il y aurait encore des journaux ; et s’il n’y avait plus d’auteurs dramatiques, il y aurait encore des théâtres, et surtout des spectacles. Je veux dire que la littérature n’est souvent qu’une industrie, comme la filature, et que longtemps encore, — aussi longtemps qu’un honnête homme en pourra vivre, — on fera des romans. Et on en pourra vivre aussi longtemps qu’on en lira, c’est-à-dire aussi longtemps que l’homme aimera les histoires. Mais ces romans, on l’entend bien, ne seront eux-mêmes qu’une copie, à peine déguisée, qu’une épreuve affaiblie, qu’une reproduction pour modistes et couturières, de ceux qui les auront précédés. Ils n’appartiendront pas à l’histoire de la littérature, mais à la statistique de la librairie, comme tant d’autres qui dorment aujourd’hui sur les rayons des bibliothèques. Et le genre lui-même, après