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On ne peut donc rien dire de ce que sera le style de nos romanciers à venir, et le caractère en dépendra de causes plus générales que les exigences de leur art, sans compter, s’ils ont quelque talent, ce qu’ils y mettront d’eux-mêmes. J’incline seulement à penser qu’en étant plus complexe peut-être que celui de nos naturalistes, il sera cependant plus cursif, si je puis ainsi dire, et non pas moins net, mais pourtant plus aisé, plus libre en son contour, et plus voisin du style de la conversation.

Mais j’ose bien affirmer que rien de tout cela n’aura lieu si la volonté ne s’en mêle. Comme autrefois les naturalistes, et avant eux les parnassiens, et avant les parnassiens nos romantiques, il faudra que nos romanciers conviennent entre eux de quelques principes communs et s’efforcent de les faire triompher. Au nom de ces principes, il faudra que, comme nos peintres ou nos musiciens, ils réforment et ils transforment en quelque manière l’éducation de leur public. Car il est bien vrai que le public ne demande, quant à lui, ni romans « romanesques » ni romans « naturalistes, » mais des romans qui l’amusent, qui l’intéressent, qui le passionnent ; — et je consens qu’il ait raison. Je dis seulement qu’étant capable de s’intéresser à plus de choses que l’on ne le croit, c’est le privilège du talent, si même ce n’est l’une aussi de ses obligations, de faire que le public s’intéresse à des choses qui ne l’intéressaient point. Ajouterai-je qu’on le peut quand on le veut ? Eu tout cas, il n’est pas mauvais, pour le pouvoir, de commencer par le vouloir.

S’il ne s’agissait pas ici d’une question très particulière, que je ne voudrais pas avoir l’air d’escamoter en la transformant, je montrerais sans peine que les Hollandais, par exemple, quand ils ont substitué de nouveaux principes à ceux de l’art italien, et, plus près de nous, que nos romantiques, lorsqu’ils écrivaient celui-ci son Cromwell et celui-là son Henri III, ont parfaitement su ce qu’ils faisaient, — et ne l’ont fait que parce qu’ils le voulaient.

Mais, sans sortir de l’histoire du roman et du roman contemporain, qui niera que l’esthétique de Han d’Islande et de Notre-Dame de Paris soit antérieure à la composition de l’un et l’autre roman ? ou qui ne sait ce que l’auteur de la Comédie humaine a mis dans son œuvre de conforme au plan presque scientifique qu’il s’était imposé ? ou qui doute enfin que si celui des Rougon-Macquart n’a pas rempli le sien, cependant ce sont ses idées, c’est sa doctrine, c’est son naturalisme qu’on aime ou qu’on n’aime pas dans son œuvre ? En revanche, il est vrai que les Charles de Bernard, les Aloysius Bertrand, et les Augustus Mac-Keat n’ont eu ni « systèmes, » ni « théories, » ni « principes. » Je laisse à juger au lecteur s’ils en sont plus grands pour n’en avoir pas eu, si l’on croit que leur œuvre en soit plus durable, et s’ils n’eussent pas bien fait