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ont semblé se réduire au rôle d’amuseurs publics. Le roman de l’avenir aura de plus hautes ambitions, et je dis qu’elles seront légitimes. Car comment apercevons-nous, — dans la vie même et dans la réalité de chaque jour, — les inconvéniens ou les dangers d’une loi, d’une coutume, ou d’un préjugé social ? Est-ce un effet d’une révélation, d’une illumination soudaine ? ou celui d’une méditation de cabinet ? Non pas ; mais c’est que dans la vie réelle, nous-mêmes ou ceux qui nous entourent, des êtres vivans, faits de chair et de sang, nous avons éprouvé l’absurdité du préjugé, l’injustice de la coutume, ou la cruauté de la loi. À nous-mêmes ou à d’autres, quand nous y pensions le moins, quelque chose est arrivé, d’heureux ou de malheureux, il n’importe, mais d’inattendu, qui nous a obligés de réfléchir aux principes de notre conduite et d’en examiner le titre. L’imitation de la vie n’est donc vraiment complète qu’autant que, comme la vie même, elle enveloppe un jugement sur la vie.

Sans sortir pour cela des bornes de l’observation, mais au contraire en s’y renfermant, le roman de l’avenir voudra faire servir son pouvoir à des fins plus générales et plus hautes que la reproduction de la figure passagère des choses. Il comprendra que la nature toute seule peut bien faire des peintres ou des poètes, mais que c’est la société qui fait les auteurs dramatiques et les romanciers. Et je ne sais si l’on dira que ce soit là du roman romanesque, mais ce sera du roman vécu, comme l’on dit, et ce sera certainement autre chose que ce que l’on nous donne.

L’une des plus graves erreurs que l’on doive, en effet, reprocher à nos naturalistes, c’est d’avoir confondu les moyens du roman avec son objet ou, si l’on veut encore, de n’avoir pas compris qu’en tout art l’art commence au point précis où limitation se termine. On n’imite pas pour imiter, mais pour acquérir une connaissance ou une science de l’objet qu’on imite, qui nous aide à en comprendre le sens et à en saisir la nature.

Sur quoi, je ne demanderai sans doute pas ce que prouvent les Assommoir, les Éducation sentimentale ou les Germinie Lacerteux, mais qui niera pourtant que ce soit leur faible que de ne rien prouver ? je veux dire de ne nous pas faire avancer d’un pas dans la connaissance de nous-mêmes et de l’humanité. Que nous font ces histoires ? Quelles raisons avons-nous de nous intéresser à Mlle de Varandeuil ou à Mme Arnoux ? Pas même celles que nous avons de nous intéresser aux « faits-divers » ou aux affaires d’assises dont le compte-rendu remplit nos journaux. Ce sont des études, mais non pas des romans. J’entends par là qu’elles n’ont ni ce degré de généralité, ni cet air de nécessité qui sont, quand on y réfléchit, les raisons mêmes de l’art d’écrire.