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rien. Il finit par les amuser et leur imposer à la fois en exécutant devant eux des tours de gobelet et de magie blanche; mais ce qui excita surtout leur admiration, ce fut de le voir ôter et remettre à volonté son faux râtelier. Un jour, l’un d’eux le secoua vigoureusement par le nez pour s’assurer s’il était aussi facile à enlever que ses dents. M. Thomson ne se fâcha point, et quand les Elmoran lui dirent : — « Tu es un peu sorcier; crache sur nous pour nous prouver que tu ne nous en veux pas ! » — Il s’exécuta bien vite, et il est à croire que de toutes les complaisances qu’il pouvait avoir pour eux, ce fut celle qui lui coûta le moins.

Si quelque Elmoran à l’âme candide et connaissant peu son monde s’était avisé de toucher au nez du docteur Peters, et que tout le plateau de Leikipia eût été mis à feu et à sang, je n’y trouverais rien à redire. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agissait. De temps immémorial, les Massaïs se sont arrogé le droit de lever un tribut sur toute caravane qui emprunte leur territoire, et le docteur Peters avait juré sur son honneur de Saxon, de civis romanus, qu’il ne se laisserait jamais mettre à contribution. Comme nous l’avons vu, son opinion très arrêtée était qu’un voyageur européen ne doit jamais se plier aux usages africains, qu’on se dégrade en se laissant molester, que la patience est la plus sotte des vertus, que les débonnaires, les bons enfans, buana wasuri, hériteront peut-être du royaume des cieux, mais qu’ils n’entendent rien aux affaires d’ici-bas. — « Le grand principe, nous dit-il, qui règne dans tout l’univers, même dans la nature inorganique, est le principe de la justice inconditionnelle. » — Je doute qu’un Saxon se conforme aux prescriptions de la justice inconditionnelle quand il enlève des jeunes filles pour les échanger contre des moutons, et je ne crois pas qu’en Europe, un homme qui passe d’un pays à l’autre se dégrade en acquittant les droits de douane. Mais le docteur Peters est un entêté qui ne démord jamais, et jamais, fausse ou vraie, il n’est revenu d’une seule de ses idées : une fois le clou planté, on peut y pendre tout ce qu’on voudra, et en voilà pour la vie. Il reproche à Stanley d’avoir eu, à plusieurs reprises, la déplorable condescendance de payer le tribut; et il est le premier, je pense, qui ait accusé Stanley de pécher par un excès de débonnaireté. Allons au fond des choses, le docteur estime qu’un civilisé, qui porte en bandoulière un bon fusil, se déshonore en concédant la moindre bagatelle à un sauvage tout nu, armé d’une lance ou d’un arc. Ce qu’il a voulu sauver, ce n’est pas la justice inconditionnelle ni la gloire de l’empire allemand, c’est l’honneur du fusil à répétition.

Il avait mal débuté chez les Massaïs. Pour leur donner de prime abord une haute idée de son fusil, il tira deux fois sur un vautour et deux fois il le manqua, sur quoi les femmes qui se trouvaient là éclatèrent