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des pressureurs... Mais l’ennui ne devait pas épargner longtemps un esprit dont l’activité manquait d’aliment et d’objet ; on en surprend bientôt les premiers symptômes dans sa correspondance. Pour se distraire et aussi pour secouer un peu la torpeur des gens du pays, Mme de Charrière écrivit, en 1784, ses Lettres neuchâteloises. Ce délicat et spirituel petit roman, pour nous encore plein de fraîcheur, excita des colères si vives, que l’auteur crut devoir mettre un peu d’espace entre elle et les Neuchâtelois ombrageux : elle alla passer quelques mois à Paris avec M. de Charrière. Sainte-Beuve s’est demandé si elle y séjourna jamais. « Peu importe, s’écrie-t-il, puisqu’elle en était. » Elle y fut en réalité deux fois. Dans ce second séjour, elle fréquenta la société des Necker, se lia avec la fille du ministre, vit Chamfort, l’abbé Raynal, Thomas, fit amitié avec M. et Mme Suard.

Dans l’hôtel où elle était descendue, logeait un jeune homme appelé Benjamin Constant. Elle avait connu en Hollande son père et son oncle d’Hermenches. À ce moment, Benjamin était amoureux de Mlle Jenny Pourrat, celle-là même qu’André Chénier devait aimer bientôt et célébrer sous le nom de Fanny. Repoussé, Benjamin se sauva en Angleterre, et adressa, durant la vie errante qu’il y mena, des lettres tantôt désespérées, tantôt bouffonnes, à son amie de Colombier; puis il vint se réfugier chez elle et y passa deux mois, — le plus heureux temps de sa vie, — avant de se rendre à la cour de Brunswick. Sainte-Beuve a raconté tout cela ici même : « Heureusement, disait Benjamin, il y a un Colombier dans le monde! » Il y revint plus d’une fois, « pauvre pigeon blessé, » durant les années qui suivirent. De nombreuses lettres inédites de Mme de Charrière à ses amis nous permettraient de compléter l’histoire de cette liaison et d’ajouter plus d’un détail instructif ou piquant aux documens dont l’illustre critique a tiré un si heureux parti. Nous avons fait aussi des trouvailles qui ont leur intérêt sur l’œuvre de Mme de Charrière, sur ses relations avec les émigrés, sur son activité généreuse durant la Révolution et les brochures éloquentes que les événemens d’alors inspirèrent à cette femme d’élite, éprise d’une sage liberté. Nous pourrions enfin, par d’autres lettres intimes, la montrer, au soir mélancolique de sa vie, toujours active, mais de plus en plus désabusée, et cherchant dans la charité qui s’oublie le remède à ses tristes pensées. Pour aujourd’hui, notre but était simplement de faire voir quel rang honorable tient l’auteur de Caliste parmi les épistolaires du XVIIIe siècle; il nous suffit d’avoir surpris, dans l’abandon de ses jeunes confidences, son esprit étincelant, et d’avoir entendu Isabelle de Tuyll nous raconter en son vif langage comment elle devint Mme de Charrière.


PHILIPPE GODET.