Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/627

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tant qu’on veut, car personne n’eut jamais moins de vanité. Nous nous écrivions, la correspondance s’anima; seule, oisive, à la campagne, pas un homme qui intéresse dans tout un pays... La correspondance s’anima... Mon père et ma mère avaient bonne opinion de M. de Wittgenstein et en parlaient quelquefois... Il devait venir dès qu’il serait libre... Je perdis ma mère, je ne pensai plus au mariage, je me fis un crime de l’amour, et je cessai d’écrire... L’homme des lettres s’approcha. Tantôt à Utrecht, tantôt à La Haye, nous passâmes beaucoup de journées ensemble; la retraite dans laquelle je vivais, la confiance et la liberté dont j’avais pris l’habitude avec lui, vous imaginez bien où cela nous mena. N’imaginez pas trop, pas tout, cependant; vous vous tromperiez, je vous le jure. Je finis par où d’autres commencent : je l’aimai de tout mon cœur. »

Il est vrai qu’elle eût pu s’en aviser plus tôt, car ce nouveau prétendant avait été gouverneur de ses frères et elle le connaissait depuis sa première jeunesse. M. de Charrière, seigneur de Penthaz, était d’une bonne maison, à peu près ruinée, du pays de Vaud. Galant homme, fort cultivé, sans rien de brillant, il fut la délicatesse même durant les négociations relatives au mariage : « Je n’ai, disait-il, ni rang, ni fortune, je ne suis qu’un pauvre gentilhomme, je n’ai point assez de mérite pour vous tenir lieu de tout ce que vous sacrifieriez. Votre attachement n’est pas de nature à pouvoir se soutenir ; vous désirez du plaisir, et vous ne savez pas en prendre; vous prenez pour de l’amour un délire passager de votre imagination. Quelques mois de mariage vous détromperaient, vous seriez malheureuse, vous dissimuleriez et je serais encore plus malheureux que vous. »

Cet excellent homme était épris, mais en sage, avec crainte et tremblement. De son côté, M. de Tuyll (la mère d’Isabelle venait de mourir presque subitement des suites de l’inoculation) considérait ce mariage comme une mésalliance et n’y voulait pas consentir. Mais il ne voyait pas d’un œil plus favorable lord Wemyss, jacobite écossais exilé, qu’on lui avait représenté comme « débauché, emporté, despotique. » La pauvre Belle, « lasse de projets et d’incertitudes, « menaçait de prendre le noble lord si on ne lui donnait le gentilhomme vaudois. Elle faisait même cet étrange raisonnement (je le donne pour ce qu’il vaut) :

« Je ne me trouve qu’un parti très médiocre pour un homme que j’aime beaucoup et qui n’a point de fortune, parce qu’il méritait quelque chose de bien meilleur que moi. Mylord Wemyss ne mérite pas mieux... Pour me donner à moi une chance d’être plus heureuse, j’en fais courir une à l’homme que j’épouserais d’être très malheureux. Lord Wemyss est précisément celui qui m’inspire