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vache, un pré, un moulin, voilà tout ce que nous voyons, » disais-je à mon frère; mais il me fit remarquer un ministre de l’évangile hollandais, et me dit qu’on voyait aussi de grosses perruques et de longues robes de chambre... A présent, je suis à Zuylen... je ne regarde pas le moulin, le pré, la vache, ni la grosse perruque qui anime le paysage... »

Elle trouve par instant son existence si vide et si fade, qu’elle se prend à rêver d’en voir bientôt le terme : « Mourir jeune, c’est imprimer dans le cœur de ceux qui vous aiment une image touchante, ineffaçable... Si je mourais aujourd’hui, vous m’aimeriez toute votre vie... En vérité, il ne serait pas si dur de mourir. » Elle ajoutait in petto : « Mais j’aimerais encore mieux me marier, et par là conquérir l’indépendance. »

« Je serai libre, on ne viendra pas me prêcher pédamment mes devoirs, et cela me donnera l’envie et la vanité de les remplir... Dites-moi que je serai bien libre d’écrire des contes, des vers, des lettres, tout ce que je voudrai ; que je n’entendrai plus sans cesse parler de prudence, de bienséances; qu’on ne me reprochera que ce qui sera mal ; que, content de me voir appliquée à corriger des défauts réels, on me laissera du reste mon caractère tel que la nature me l’a donné. »

La liberté allait venir, sous la forme du mari le plus accommodant.


III.

Le mariage d’Isabelle ne se fit pas sans peine : pendant plusieurs années elle fut, comme Pénélope, en proie aux prétendans, avec cette seule différence que, loin de les repousser tous, elle hésitait entre eux. A vingt-trois ans, elle écrit: « J’ai deux épouseurs en réserve au fond de l’Allemagne... Peut-être il s’en présentera un autre qui me conviendra mieux. » L’officieux d’Hermenches, qui eût, je crois, bien voulu être libre de l’épouser lui-même, lui proposa alors un de ses amis, le marquis de Bellegarde, de Chambéry, officier aux gardes du Stathouder. A vrai dire, le marquis ne témoignait pas un très vif empressement, si l’on en juge par cette boutade d’Isabelle: « Je crois qu’il voudrait que je l’allasse trouver, comme Ruth alla trouver Boaz ou Booz (je ne sais plus son nom)... Il ne s’éveilla pas seulement, cet honnête homme ! »

Enfin, Bellegarde prit feu, et même assez sérieusement, quand il eut vu celle que lui destinait son ami. Mais la différence de religion fit naître d’interminables difficultés, et Isabelle, fatiguée de vivre toujours dans l’incertitude, en était à s’écrier: « Je voudrais bien que, sans plus de lettres, de sollicitations, d’examen, je