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lui, je faisais son histoire, et l’ambassadeur l’interrompit de tant d’objections assez durement exprimées, que je rougis et me tus, parce que j’étais en colère; il se radoucit cependant, et je revins ; dans le fond, ses intentions étaient fort bien, mais il avait voulu garantir la forme d’un air de politesse française... M. L’ambassadeur se frise et se barbe lui-même, me disait l’Irlandais Onbrouck, descendant des roitelets d’Irlande ; cette frisure et cette barberie font grand bruit à La Haye, et on répète partout que c’est son maître d’hôtel qui lui coupe les cheveux. Vous savez comme on parle beaucoup de peu de chose à La Haye. Il ne joue ni ne danse. Dites-moi, avec qui causera-t-il?..

« Après avoir bien joui de ma faveur encore le lendemain de la comédie, à un grand vilain concert qu’on donnait dimanche à la maison des Bois, je partis lundi de La Haye en même temps que le prince. Si je l’en crois, je ne me marierai pas : « Ah! mademoiselle, restez comme vous êtes ! » Mais si je me marie, j’ai promis de stipuler par contrat un voyage à Berlin. »

Isabelle n’a pas tenu parole, ou peut-être M. de Charrière jugea-t-il prudent de ne pas accepter cette clause.

Une célébrité d’un autre genre, le peintre Latour, vint à Utrecht, où il fit le portrait d’Isabelle de Tuyll. Elle nous raconte les séances, très amusantes pour elle, on le conçoit, car l’artiste qui a peint Mme de Pompadour a beaucoup à raconter, et il raconte avec esprit; la jeune Hollandaise, très curieuse des choses de France, l’accable de questions sur Versailles, sur Paris. Mais le portrait n’avance guère ; il fallut s’y reprendre à deux fois :

« Depuis quinze jours, je passe toutes les matinées chez mon oncle, et j’y dîne avec Latour quand il a travaillé deux ou trois heures à mon portrait. Je ne m’ennuie point, parce qu’il sait causer ; il a de l’esprit et il a vu bien des choses, il a connu des gens curieux... Je lui donne une peine incroyable, et quelquefois il lui prend une inquiétude de ne pas réussir qui lui donne la fièvre, car absolument il veut que le portrait soit moi-même... Nous le menâmes dimanche à Zyst pour lui faire entendre les Hernhutes[1] ; cela est admirable dans son genre. Nous vîmes dans le bois le coucher du soleil, des taches de feu sur ces beaux arbres, et entre les feuilles une lumière rouge et éblouissante; un moment après, la lune prit la place du soleil, les lumières étaient blanches... Et puis nous entrons à l’église : la propreté et le recueillement en font un spectacle agréable, et cette dévote musique si douce des orgues, des violens, des flûtes, avec ce chant si juste, éloignent

  1. Association religieuse des Frères moraves. Ils donnaient, dans leur culte, une importance particulière à la musique.