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l’explication de ses dispositions d’esprit. Elle était de celles qui lisent tout, avidement. Elle s’est nourrie de Voltaire, Zadig lui est familier, elle verse « des larmes d’indignation et de pitié » en lisant les brochures sur les Calas; elle cite Saint-Évremond, Chaulieu, Hamilton, mais son éclectisme goûte non moins vivement les classiques : «Je ne voyage pas sans Racine et Molière dans mon coffre et La Fontaine dans mon souvenir. » Elle adore Pascal et Sévigné, puis elle revient sans cesse à Plutarque, et lit couramment ses auteurs latins : « Rien ne m’empêche de vous écrire qu’un tas de Tacites, de Sallustes et de dictionnaires; je les jette sous ma table. » Elle a une préférence marquée pour les lettres de Cicéron. Mais, chose digne de remarque et qui montre l’équilibre de ce ferme esprit, il n’y a nulle superstition dans ses admirations littéraires. Voltaire ne l’a point conquise sans réserve, elle le discute librement, et lorsque son ami d’Hermenches lui écrit qu’il aurait voulu la voir à Ferney, où il vient de passer, elle lui répond : « Vous m’y souhaitiez : je ne m’y souhaite point. C’est un méchant homme de beaucoup d’esprit. Je le lirai, mais je n’irai pas l’encenser. » Elle goûte surtout ce qui répond à son idéal de naturel et de simplicité, et met au premier rang des romans français la Princesse de Clèves et Manon Lescaut. Dans les Lettres de Lausanne, la mère de l’héroïne indiquera, parmi ses livres préférés, Gil Blas, les Contes d’Hamilton et Zadig... Sainte-Beuve songeait sans doute à ce passage lorsqu’il dit que, par l’esprit et le ton, Mme de Charrière « fut de la pure littérature française, et de la plus rare aujourd’hui, de celle de Gil Blas, d’Hamilton et de Zadig. »

Elle s’occupe aussi de science avec ardeur ; elle a l’esprit géométrique, comme Mme de Staal-Delaunay, qu’elle admirait fort, par une sorte d’instinct de parenté. Sainte-Beuve ne l’a-t-il pas appelée « une mademoiselle Delaunay égarée devers Harlem? »

« J’étudie avec la plus grande application toutes les propriétés des sections coniques... Une heure ou deux de mathématiques me rendent l’esprit libre et le cœur plus gai ; il me semble que j’en dors et mange mieux, quand j’ai vu des vérités évidentes et indiscutables; cela me console des obscurités de la religion et de la métaphysique, ou plutôt cela me les fait oublier ; je suis fort aise de ce qu’il y a quelque chose de sûr dans ce monde... Je m’ennuie à la mécanique, et pourtant je l’apprends ; ne faut-il pas savoir pourquoi un levier est un levier, et comment l’on fait une balance, et où Archimède eût pris son point d’appui pour soulever la terre... A propos de philosophie, je commence dans huit jours un cours de physique spéculative et expérimentale. Il y a longtemps que j’en mourais d’envie... On dit que je dédaigne toute conversation commune et que