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« Je me promène tous les matins pendant une heure, avant que le soleil ait confondu les gouttes de rosée. On dirait qu’on m’a donné l’inspection des ouvrages publics des araignées, tant je les examine curieusement (allusion à l’inspection des digues, dont son père était chargé et dont elle vient de parler). Je croyais ne pas aimer la nature, parce que je lis sans beaucoup de plaisir les descriptions de l’aurore et du printemps dans les poètes. Dieu merci, je me trompais. La nature est fort au-dessus des descriptions : elle parle au cœur un langage que les poètes imitent mal. »

Le naturel qui nous séduit en elle, tient à la parfaite droiture qui fait le fond de son caractère ; elle appelle la droiture « sa vertu de préférence, » et elle en use envers elle-même, pour se juger sans faiblesse ; c’est ainsi qu’elle dira bien finement : « Quand on s’examine avec soin et de bonne foi, on trouve de quoi entretenir une sorte d’humilité, malgré les éloges les plus flatteurs… Tant que je serai spectateur impartial de mon propre cœur, je ne risque pas de devenir vaine. »

À cette rectitude d’esprit s’allie une remarquable indépendance, un jugement très personnel en tout, dédaigneux des opinions courantes, supérieur aux préjugés sociaux. « Sur toutes choses, a dit Sainte-Beuve, elle allait au fond et au fait avec un esprit libre. » Elle s’écrie : « Je n’ai point de systèmes : ils ne servent qu’à égarer méthodiquement. » Elle ajoute : « La peur d’être méprisable m’occupe bien plus que la peur d’être méprisée. » Mais le monde ne l’entend pas ainsi, et l’on ne se met pas impunément au-dessus des conventions qu’il impose ; d’Hermenches, qui avait passé l’âge où on les brave ouvertement, avertissait du danger sa jeune amie : « Je voudrais, aimable Agnès, lui écrivait-il, qu’avec la réputation d’une personne d’infiniment d’esprit, on ne vous donnât pas celle d’une personne singulière, car vous ne l’êtes pas. Vous êtes trop bonne, trop honnête, trop naturelle ; faites-vous un système qui vous rapproche des formes reçues et vous serez au-dessus de tous les beaux esprits présens et passés. C’est un conseil que j’ose donner à mon amie à l’âge de vingt-six ans. Adieu, divine personne. »

C’est qu’à ce moment la « divine personne » avait déjà causé quelque rumeur dans les salons d’Utrecht et de La Haye : elle avait publié à vingt-trois ans sa première nouvelle, le Noble, qui parut sans nom d’auteur. Mais on connaissait ses idées, sa verve caustique ; on la reconnut bien vite dans ce conte anonyme où la noblesse hollandaise était raillée sans ménagemens, et où, cherchant à définir ce qu’on appelle la « naissance, » elle s’arrêtait à cette conclusion impertinente : « C’est le droit de chasser ! »

Où donc a-t-elle puisé ce scepticisme qui a envahi, mais non