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grande amitié pour mon esprit, c’est qu’il est excellent pour l’usage ordinaire, qu’il me rend l’âme de cette maison, qu’il s’amuse d’un rien et en amuse les autres, qu’il est chéri de mes frères, de ma sœur, de tous ceux avec qui il passe sa vie : cela prouve certainement pour lui... » — Mais elle s’écrie bientôt: « Je m’ennuie à un point inexprimable... Mon activité ne sait que devenir... Tenir compagnie à ma mère, travailler un peu au tambour, voilà mon journalier... Les jours sont longs, les semaines infinies. La disette d’amusemens est grande pour moi, et, en attendant le mariage, item il faut vivre. »

« L’article de l’humeur est presque aussi important que celui de la vertu; non, il l’est davantage : une femme galante est plus supportable qu’une femme acariâtre, et j’aimerais beaucoup mieux un mari infidèle qu’un mari boudeur ou brutal. Je ne suis certainement pas méchante, ni grondeuse, ni difficile, ni capricieuse ; cependant, je ne suis point égale : ces organes si délicats, ce sang si bouillant, ces sensations si vives, rendent ma santé et mes esprits susceptibles de changemens que je n’ai jamais vus si grands, si rapides, si étranges dans qui que ce soit... Pas un moment dans la vie ne m’est indifférent, tous mes momens sont heureux ou malheureux ; ils sont tous quelque chose. »

Sa famille mettait une sorte de point d’honneur patriotique à la marier en Hollande, mais Belle était bien résolue à n’épouser qu’un étranger et à quitter son pays le plus tôt possible : « Je prends, dit-elle gaîment, la peine de me parer, quoique je ne veuille plaire à personne ; je suis fort polie, je fais beaucoup de révérences, et dans mon cœur je dis : «Adieu! adieu! c’est le dernier hiver! »

Elle croyait alors déserter son pays, mais elle est sincère aussi en s’écriant : — « Quand je me promène dans des champs bien cultivés, dont les cultivateurs sont libres et riches, en vérité je n’ose plus dire que je n’aime pas mon pays, et cela n’est plus vrai. Gardez pour vous cette petite déclamation romanesque. » — Plus tard, vivant en Suisse, elle saura fort bien mettre sa plume au service de la cause hollandaise. Mais son sentiment intime éclate dans ce cri : Je voudrais être du pays de tout le monde.

Mot caractéristique, n’est-ce pas? et digne de ce temps où Montesquieu écrivait : «Le cœur est citoyen de tous les pays. »

Telle est cette étrange Hollandaise ; telle est cette jeune fille accoutumée de bonne heure par l’isolement intellectuel à s’analyser, à se replier sur elle-même, et qui déjà remuait toutes sortes d’idées à un âge où les demoiselles n’ont pas coutume d’en avoir. Il me semble que le trait saillant de sa physionomie, c’est le naturel, un naturel complet; elle a horreur de toute affectation, de toute pose, de toute rhétorique ; elle hait ce qu’elle appelle le « tortillage