Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/609

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

extraordinaire, je n’ai plus de vanité vis-à-vis de vous, de sorte que toutes les folies, tous les travers qui me rabaissent à mes propres yeux, je me sens toujours disposée à vous les dire. Si nous vivions ensemble, je ne tairais rien. »

Le lien de sympathie presque tendre qui s’établit entre eux n’était point sans quelque péril, car d’Hermenches, qui n’aimait que médiocrement sa femme, passait pour un homme entreprenant ; Isabelle lui écrivait à l’insu de ses parens, qui eussent désapprouvé ce commerce épistolaire très actif et surtout le ton d’extrême abandon qui y règne. Rien de plus libre, de moins conventionnel que les confidences de cette jeune personne singulièrement affranchie de tout préjugé. Aussi comprend-on la prière qui revient fréquemment sous sa plume : « Au nom de Dieu, brûlez mes lettres ! Qu’elles ne soient lues de personne ! Quoique écrites sans crime et dictées par un cœur innocent, elles me perdraient à jamais de réputation… Des saillies peu glorieuses pour moi, passagères dans mon âme, ne devraient pas s’éterniser dans votre cassette. »

D’Hermenches n’en jugea pas de la sorte, car il ne brûla rien, et refusa même plus tard de rendre à Mme de Charrière les jolies lettres de Belle de Zuylen. Nous ne sommes point de ceux qui pensent qu’on n’est tenu à aucune discrétion envers les morts, et si nous avons lu ces cent soixante-dix-huit lettres, qui sont depuis quelques années seulement accessibles au public et que l’auteur eût tant souhaité de soustraire à nos regards, nous saurons n’en point abuser ; il nous suffira de surprendre dans ces pages les premières manifestations d’un très heureux talent épistolaire et d’un esprit d’autant plus charmant qu’il contraste davantage avec le milieu où il s’est formé. C’est, en effet, une apparition étrange et propre à intéresser les amateurs de psychologie que celle de cette jeune fille à tous égards différente de sa famille et comme dépaysée parmi les siens. Elle souffrit dès ses premières années de cette espèce de dissonance ; le mariage tardif qu’elle contracta fut pour elle le suprême moyen d’échapper à ce long malaise, qui se reflète vivement dans ses lettres : « Vous ne savez pas combien il est difficile de se conduire avec ceux dont on dépend, quand ils sont faits tout autrement que nous et que cependant on les aime et les respecte, quand enfin ils opposent une prudence toujours la même à notre vivacité. » La famille de Tuyll unissait, en effet, l’austérité huguenote à la gravité hollandaise. Le père était un homme froid, circonspect, mais droit, dont sa fille disait : « Quelque paradis que vous imaginiez, mon père y entrera. »

« Vous avez raison d’admirer mon père, écrit-elle encore : il n’y