Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/608

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I.

Isabelle-Agnès-Elisabeth van Tuyll van Serooskerken est née au château de Zuylen, près Utrecht, le 20 octobre 1740, d’une ancienne et noble famille de la province. Son père, Thierry-Jacques de Tuyll, seigneur du château et de la terre de Zuylen, occupait une grande situation et servit l’État, à l’exemple de ses ancêtres; il fut envoyé des États-Généraux auprès de Frédéric II. La mère d’Isabelle, Hélène-Jacqueline de Vicq, était d’une famille originaire du Brabant, établie en Hollande. La jeune fille portait pour les siens le petit nom de Belle, et ses lettres intimes sont signées de ce diminutif familier; sa signature officielle, I.-A.-E. de Tuyll, donnait plus tard occasion à Benjamin Constant de la plaisanter sur ce qu’il appelait ses A. E. I. 0. U. Je ne sais si le français fut proprement, comme l’a dit Sainte-Beuve, « sa langue de nourrice, » mais elle l’apprit de très bonne heure, suivant un usage alors général dans les bonnes familles hollandaises ; elle eut pour institutrice une Genevoise, Mlle Prévost, qui lui écrivait, quelques années après :

« Continuez à me faire part de vos productions... Je trouve dans votre style une simplicité charmante... Savez-vous toujours faire de ces bons éclats de rire?.. Vous voilà peintresse, musicienne, couturière, marchande de modes, et par-dessus tout cela philosophe, le tout enveloppé d’une figure qui n’est pas mal. »

Ces lignes nous montrent l’extraordinaire activité d’esprit et les goûts variés de cette enfant de seize ans. Elle se trouvait un peu isolée et perdue au sein de sa très paisible famille ; nous en avons maintes preuves dans l’importante correspondance, encore inédite, où nous allons puiser, et qui est conservée à la bibliothèque de Genève[1].

M. de Constant d’Hermenches, oncle de Benjamin Constant, ami de la famille de Tuyll, était un officier au service de Hollande. C’était un homme de beaucoup d’esprit, dont le nom figure parmi les correspondans de Voltaire. Il était marie et âgé d’environ quarante ans lorsqu’il fit amitié avec Belle; nous le voyons dès lors, et pendant un espace de quinze années (1760 à 1775), tenir auprès d’elle le rôle de confident intime :

« Vous êtes, lui dit-elle, l’homme de l’univers en qui j’ai la confiance la plus entière et la plus naturelle; je n’ai point de prudence, point de réserve, point de pruderie pour vous, et, ce qui est plus

  1. C’est un érudit genevois, M. Eugène Ritter, qui a eu l’obligeance de nous signaler l’existence de ces curieuses lettres.