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petits miroirs que font les rizières irriguées, tout cela produit une impression intense, tout cela est beau, très beau…


12 avril.

La journée d’hier a été remplie par une nouvelle excursion. Le chef d’un village, prévenu que nous passerions, s’était préparé à nous recevoir. Au milieu d’une place, à l’ombre de grands varigners, était dressée une table, entourée de chaises et recouverte de feuilles de papier qui faisaient nappe. On nous a offert une collation de fait de cocotier et de mangues.

Tout à l’heure, j’ai aperçu le même chef qui entrait dans le jardin de la résidence. À cheval et vêtu d’une belle étoffe chatoyante, il était accompagné de quelques villageois à pied. Avant et après lui ont fait leur apparition d’autres chefs que suivaient aussi de petites escortes. Ils venaient chez le résident qui les réunit une fois par semaine.

Et maintenant c’est l’après-midi. L’air brûle ; je me suis assoupi dans ma véranda, quand tout à coup des sous de gamelan me font ouvrir les yeux et regarder. Au milieu du jardin, sur le gravier d’un rond-point, des musiciens disposent par rangées des gongs et des instrumens à touches métalliques. Peu à peu, l’attention des indigènes qui passent sur la route est attirée par ces préparatifs ; ils s’approchent et s’accroupissent ; puis viennent se joindre à eux des adultes et des enfans qui accourent de droite et de gauche. — Un Kantya, jeune personnage de Boeleleng qui préside à la représentation, s’avance, fléchit le genou devant le résident pour annoncer que tout est prêt, et, au signal qu’il donne, les instrumens commencent à carillonner. Alors une Chimère, dissimulée jusque-là derrière les arbres de la route, apparaît à l’entrée du jardin. Tous les regards se dirigent vers l’animal fabuleux, lequel se compose d’une enveloppe en grosse toile de bâche, d’une tête énorme et d’une ossature rudimentaire en bois et renferme deux indigènes qui, les jambes dans ses jambes flasques, le font avancer à pas pesans. Balançant lourdement la tête, la Chimère darde un regard terrible de ses yeux peints ; un mécanisme intérieur lui fait ouvrir démesurément la gueule, et, sous l’impulsion d’un ressort, ses mâchoires battent l’une contre l’autre avec fracas. Arrivée devant les musiciens, elle abandonne brusquement son allure lente, recule d’un saut avec effroi, ce qui enlève un éclat de rire général. Et les spectateurs demi-nus s’amusent infiniment des caprices de ce grand jouet automatique qui danse, se couche, galope pendant plus d’une demi-heure.