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silencieuse, torturée de nostalgie, pendant que ses compagnons, plus âgés, savourent infiniment le far-niente du voyage.

Les rideaux de toile sont entr’ouverts par instans. L’atmosphère est embrasée ; réverbérés par la mer, les rayons du soleil rejaillissent en traits de feu, aveuglans; au sud, dans des brumes de chaleur, transparaissent des cônes de volcans et une crête de montagnes. Le soir venu, toute cette lumière s’engouffre rapidement dans le couchant, et voici qu’une clarté douce, apaisante, tombe de myriades d’étoiles qui brillent d’un vif éclat; la surface des eaux, étrangement phosphorescente, semble dégager l’immense reflet du ciel ; au-dessus de l’horizon, le fin bijou des nuits tropicales, la Croix du Sud, scintille de ses quatre diamans.

La côte de Java se rapproche ; elle dresse sur la route du navire la silhouette, au sommet dentelé, d’un gigantesque volcan déchu, le Ringgit, dont le pied s’évase jusqu’à la mer... Nous stoppons. La nature est immobile; pas le moindre clapotis sur les flancs du bateau; la terre n’envoie aucune rumeur, aucun son, rien ne paraît y remuer, quand, du rivage obscur, se détachent des barques ombreuses qui glissent lentement, sans bruit, comme des fantômes. Une ondoyante fumée monte de la cheminée du navire ; elle s’éparpille, sur le ciel lumineux, en nuages légers, tout de suite anéantis. L’équipage se hâte ; parmi les coups de sifflet stridens de la manœuvre s’élève en chantant, par courts intervalles, la voix d’un matelot malais qui fait le compte des colis à décharger, à mesure qu’ils descendent dans les barques.

Bientôt, de nouveau, la pleine mer ! Les horizons sont enveloppés de brumes pâles. Seule, accoudée sur les bastingages, la jeune femme du missionnaire regarde ou songe.


8 avril.

Une grande lueur rose est apparue à l’orient; les étoiles s’éteignent. — Cinq pitons volcaniques, dont la juxtaposition évoque certain panorama célèbre des Alpes suisses, émergent, au sud-est, de nuées blanches qui se traînent sur l’horizon. C’est Bali. Le jour grandit; il creuse, déchire, dissipe les nuées et met à découvert un premier plan de montagnes abruptes. Puis, ces montagnes se reculent en arrière d’une côte qui, se dégageant peu à peu de la mer, s’abaisse par déclivités graduelles jusqu’à une terre basse. Au fond d’un petit golfe en échancrure, une tache blanche tire l’œil : c’est, dit-on, le club des fonctionnaires hollandais de Boeleleng... C’est là que nous serons débarqués... La ville est située à mi-côte sous les arbres.

Tout le long du rivage a jailli une bordure de palmiers et de cocotiers.