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voie d’avancement ; c’est le tableau de l’univers physique et moral. L’esquisse avait fixé le point de vue, déterminé la perspective, marqué les divers plans, tracé les principaux groupes, et ses contours étaient si justes que les continuateurs de l’œuvre n’ont eu qu’à les préciser et à les remplir[1]. Sous leurs mains, depuis Herschel et Laplace, depuis Volta, Cuvier, Ampère, Fresnel et Faraday jusqu’à Darwin et Pasteur, jusqu’à Burnouf, Mommsen et Renan, les vides de la toile se sont comblés, le relief des figures s’est accusé, des traits nouveaux sont venus dégager et compléter le sens des traits anciens, sans jamais altérer le sens total et l’expression d’ensemble, au contraire de façon à consolider, approfondir et achever la pensée maîtresse qui s’était imposée, bon gré mal gré, aux premiers peintres : c’est que tous, prédécesseurs et successeurs, travaillent d’après nature, et s’invitent à comparer incessamment la peinture au modèle. — Et, depuis cent ans, ce tableau si intéressant, si magnifique et d’une exactitude si bien garantie, au lieu d’être gardé dans un lieu clos, pour n’être vu que par des visiteurs de choix, comme au XVIIIe siècle, est exposé en public et contemplé tous les jours par une foule de plus en plus nombreuse. Par l’application pratique des mêmes découvertes scientifiques, grâce à la facilité des voyages et des communications, à l’abondance des informations, à la multitude et au bon marché des journaux et des livres, à la diffusion de l’instruction primaire, le nombre[2] des visiteurs s’est décuplé, puis centuplé. Non-seulement chez les ouvriers de la ville, mais chez les paysans jadis enfermés dans leur routine manuelle et dans leur cercle de six lieues, la curiosité s’est éveillée ; tel petit journal quotidien traite des choses divines et humaines pour un million d’abonnés et probablement pour trois millions de lecteurs. — Bien entendu, sur cent visiteurs il y en a quatre-vingt-dix qui n’ont pas compris le sens du tableau ; ils n’y ont jeté qu’un coup d’œil distrait : d’ailleurs, l’éducation de leurs yeux n’est pas faite; ils ne sont pas capables d’embrasser les masses et de saisir les proportions. Le plus souvent, leur attention s’est arrêtée sur un détail qu’ils interprètent à rebours, et l’image mentale qu’ils rapportent n’est qu’un fragment ou une caricature; au fond, s’ils sont venus voir l’œuvre magistrale, c’est surtout par amour-propre, et pour

  1. L’Ancien régime, 222 à 240.
  2. M. de Vitrolles, Mémoires, I, 15. (Ce passage fut écrit en 1847) : « Sous l’Empire, les lecteurs étaient à ceux d’aujourd’hui tout au plus comme 1 est à 1,000; les journaux, en très petit nombre, se répandaient à peine ; le public apprenait les victoires, comme la conscription, par les articles du Moniteur, que les préfets faisaient afficher. » — De 1847 à 1891, chacun de nous sait, par sa propre expérience, que le nombre des lecteurs s’est prodigieusement accru.