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en masse, puis graciés en masse, mais de telle façon que cette grâce, pur cadeau, non motivé par aucun de nos mérites, demeure toujours conditionnelle et révocable, que, pour quelques-uns seulement, elle est ou devient plénière et définitive, que nul d’entre nous ne peut être sûr de l’avoir telle, que nul d’entre nous ne doit désespérer de l’obtenir telle, et que sa distribution, déterminée là-haut par avance, reste à jamais pour nous un secret d’État. De là les controverses prolongées sur la prédestination, le libre arbitre et le péché originel, les recherches approfondies sur l’homme avant, pendant et après la chute ; de là aussi, les solutions adoptées, peu concluantes et même, si l’on veut, contradictoires, mais pratiques, mitoyennes, excellentes pour maintenir les hommes dans la foi et l’obéissance, sous l’autorité ecclésiastique et dogmatique qui, seule, a commission pour les conduire dans la voie du salut. — D’autre part, nous sommes obligés envers l’Église; car elle est une cité, « la cité de Dieu, » et, selon la définition romaine, la cité n’est pas un nom abstrait, un terme collectif, mais une chose réelle et positive, « la chose publique, » c’est-à-dire un être distinct des générations qui se succèdent en lui, de durée indéfinie et d’espèce supérieure, divin ou presque divin, qui n’appartient pas aux individus et à qui les individus appartiennent, un corps organisé, pourvu d’une forme et d’une structure, fondé sur des traditions, constitué par des lois et régi par un gouvernement. Autorité absolue de la communauté sur ses membres et direction autoritaire de la communauté par ses chefs, telle est la conception romaine de l’État, et, à plus forte raison de l’Église : elle aussi, elle est une Rome militante, conquérante, gouvernante, prédestinée à l’empire universel, souveraine légitime comme l’autre, mais avec un titre meilleur : car elle tient le sien de Dieu lui-même. C’est Dieu qui, dès l’origine des choses, l’a préconçue et préparée, qui l’a figurée dans l’Ancien-Testament et annoncée par les prophètes ; c’est le fils de Dieu qui l’a établie, qui, jusqu’à la fin des siècles, ne cessera jamais de la soutenir et de la guider, qui, par son inspiration continue, reste toujours pré- sent en elle et actif par elle. Il lui a commis sa révélation; seule et par une délégation expresse du Christ, elle a la seconde vue, la connaissance de l’invisible, l’intelligence de l’ordre idéal tel que son fondateur l’a institué et le prescrit, par suite la garde et l’interprétation des Écritures, le droit de formuler les dogmes et les injonctions, d’enseigner et de commander, de régner sur les intelligences et les âmes, de faire les croyances et les mœurs. Désormais, la faculté mystique sera endiguée : au fond, elle est la faculté de concevoir l’idéal, d’en avoir la vision, de croire à cette vision et d’agir en conséquence ; plus elle est précieuse, plus il importe de