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droit, » imposer aux hommes des règles de conduite, voilà en abrégé toute l’œuvre pratique du peuple romain ; écrire ce droit, formuler et coordonner ces règles, voilà en abrégé toute son œuvre scientifique, et chez lui, au IIIe, au IVe au Ve siècle, dans la décadence des autres études, la science du droit était encore en pleine pousse et vigueur[1]. Par suite, lorsque les Occidentaux entreprirent l’interprétation des textes et l’élaboration du dogme, ce fut avec des habitudes et des facultés de jurisconsultes, avec des préoccupations et des arrière-pensées d’hommes d’État, avec l’outillage mental et verbal qui leur était propre. En ce temps-là, les docteurs grecs, aux prises avec les monophysites et les monothélites, achevaient la théorie de l’essence divine ; à la même date, les docteurs latins, aux prises avec les Pélagiens, les semi-Pélagiens et les Donatistes, fondèrent la théorie de l’obligation humaine[2]. L’obligation, disaient les juristes romains, est « un lien du droit » par lequel nous sommes astreints à faire ou à subir quelque chose pour nous libérer d’une dette, et, de cette conception juridique qui est le chef-d’œuvre de la jurisprudence romaine, sortit, comme d’un bourgeon vivace, le nouveau développement du dogme. — D’une part, nous sommes obligés envers Dieu; car, à son égard, en termes de droit, nous sommes des débiteurs insolvables, héritiers d’une dette infinie, incapables de nous acquitter et de donner satisfaction à notre créancier, sauf par l’interposition volontaire d’un tiers[3] surhumain qui prend notre charge à sa charge; plus précisément encore, nous sommes des délinquans, coupables de naissance et par transmission de sang, condamnés

  1. Sir Henry Sumner Maine, Ancient law. « La différence entre les deux systèmes théologiques s’explique par ce fait qu’en passant de l’Orient à l’Occident la spéculation théologique avait passé d’un climat de métaphysique grecque dans un climat de loi romaine... La science de la loi est une création romaine. » De là, les controverses occidentales au sujet du libre arbitre et de la providence divine. « La question du libre arbitre s’élève quand nous contemplons une conception métaphysique à un point de vue légal.»
  2. Id., ibid. « La nature du péché et sa transmission par héritage, la dette contractée par l’homme et le paiement de cette dette par un tiers interposé, la nécessité et l’efficacité d’une satisfaction suffisante, par-dessus tout, l’antagonisme apparent du libre arbitre et de la providence divine, tels furent les points que l’Occident commença à débattre avec autant d’ardeur que l’Orient en avait mis autrefois à discuter les articles de sa croyance plus spéciale. » — Cette façon juridique de concevoir la théologie apparaît dans les ouvrages des plus anciens théologiens latins, Tertullien et Saint-Cyprien.
  3. Id., Ibid. Parmi les notions techniques empruntées au droit et employées ici par la théologie latine, on peut citer a le système pénal romain, la théorie romaine des obligations instituées par contrat ou par délit, » l’intercession ou acte de prendre à son compte l’obligation contractée par un autre, « la conception romaine des dettes et de la façon de les encourir, de les éteindre et de les transmettre, la façon romaine de concevoir la continuation de l’existence individuelle par la succession universelle. »