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commande à dix mille autres vit aussi pauvrement, sous une consigne aussi stricte, avec aussi peu de commodités et moins de loisirs que le moindre frère[1]. Tel, par-delà les austérités de la discipline commune, s’imposait des mortifications surérogatoires dont l’énormité faisait l’étonnement et l’édification de ses moines. Voilà bien l’état idéal du théoricien, une république Spartiate, et, pour tous, y compris les chefs, une ration égale du même brouet noir. — Autre ressemblance encore plus profonde. À la base de cette république, on trouve la pierre angulaire, dessinée d’avance par Rousseau, puis taillée et employée tant bien que mal dans les constitutions ou plébiscites de la Révolution, du Consulat et de l’Empire, pour servir de fondement à l’édifice total. Cette pierre est une convention primitive et solennelle de tous les intéressés, un contrat social, un pacte proposé par le législateur et accepté par les citoyens ; seulement, dans le pacte monastique, la volonté des acceptans est unanime, sincère, sérieuse, réfléchie, permanente, et, dans le pacte politique, elle ne l’est pas ; ainsi, tandis que le second contrat est une fiction théorique, le premier contrat est une vérité de fait.

Car, dans la petite cité religieuse, toutes les précautions sont prises pour que le futur citoyen sache à quoi et jusqu’où il s’engage. L’exemplaire de la règle, qu’on lui met d’avance entre les mains, lui explique l’emploi futur de chacune de ses journées et de chacune de ses heures, tout le détail du régime auquel il va se soumettre. Rien plus, pour le prémunir contre l’illusion et la précipitation, on exige qu’il fasse lui-même l’essai de la clôture et de la discipline ; il en aura l’expérience personnelle, sensible et prolongée ; avant de prendre l’habit, il sera novice, au moins pendant un an et sans interruption. Parfois des vœux simples précèdent les vœux solennels ; chez les jésuites, plusieurs noviciats, chacun de deux ou trois ans, se succèdent et se superposent ; ailleurs l’engagement perpétuel n’est reçu qu’après plusieurs engagemens temporaires ; jusqu’à vingt-cinq ans, les Frères des Écoles chrétiennes font leurs vœux pour un an ; à vingt-cinq ans, c’est pour trois ans ; à vingt-huit ans seulement, c’est pour toute la vie. Certainement, après de telles épreuves, l’information du postulant est complète ; néanmoins, on y ajoute celle de ses supérieurs. Ils l’ont suivi jour par jour ; par-delà sa volonté superficielle, actuelle et

  1. Se rappeler le portrait du frère Philippe, par Horace Vernet. — Pour le détail des mortifications terribles que s’infligeait le père Lacordaire, voir sa vie par le père Chocarne. « Tous les genres de mortifications aimés des saints, haires, disciplines, fouets de toute espèce et de toute forme, il les a connus et pratiqués… Il se flagellait tous les jours et souvent plusieurs fois par jour. Pendant le carême et surtout le vendredi saint, il se faisait littéralement meurtrir et briser tout le corps. »