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l’automate, les vraies conditions internes des mouvemens mêmes ? Sans doute une idée introduite dans une tête humaine développe nécessairement ses conséquences et tend à se réaliser en actes ; nous ne possédons pas une liberté d’indifférence qui s’exercerait en dehors et au-dessus de nos motifs et de nos mobiles. Mais, précisément parce qu’il y a ainsi lutte pour la vie entre les idées, l’essentiel est de faire prédominer dans les consciences humaines les idées les plus hautes et les meilleures. La force des idées est donc en même temps notre vraie force, à nous, êtres pensans, qui ne sommes peut-être que des idées de l’éternelle nature.

On voit quel haut problème de philosophie générale vient se dresser au-dessus des curiosités psychologiques de l’hypnotisme, ce grossissement anormal des lois de la vie sensitive et imaginative. A nos yeux, les expériences de l’hypnotisme, mieux interprétées, sont propres à nous donner tout ensemble le sentiment de notre union intime avec le monde physique et le sentiment de la puissance que le mental exerce pour sa part au sein de l’évolution universelle. Dans la condition normale et dans les conditions anormales du cerveau, mouvemens et idées apparaîtront de plus en plus, croyons-nous, comme les manifestations diverses d’une même activité dont le fond est l’appétit, ou, pour parler comme Schopenhauer, le « vouloir-vivre. » Les expériences sur l’hypnotisme, comme le reconnaît M. Pierre Janet, sont une confirmation frappante de la doctrine des idées-forces, et, si ces expériences semblent d’abord nous rabaisser au rôle des machines, elles nous apprennent cependant que, par le moyen des idées, nous pouvons diriger notre mécanisme même et faire de lui le serviteur de la vie morale. A nous de savoir nous donner « l’auto-suggestion » dans le bon sens. En outre, les recherches les plus nouvelles sur l’hypnotisme à distance et sur la sympathie à distance, si elles se confirment, tendraient à cette conclusion importante, que le milieu matériel qui nous entoure est en même temps une atmosphère de vie « psychique. » Le mécanisme universel n’est donc nullement incompatible avec la force universelle des idées et des désirs[1].

  1. L’ouvrage si complet et si neuf de MM. Binet et Féré, les grands travaux de M. Ch. Richet, le livre vraiment admirable de M. Pierre Janet, les très savantes études de M. Delbœuf, celles de M. Beaunis et de M. Bernheim, sont des exemples de l’aide que la philosophie et la psychologie peuvent apporter aux sciences physiologiques et même médicales. On avait parlé récemment de supprimer les études philosophiques pour les futurs médecins ; sous prétexte de « gagner un an, » ils auraient perdu un ensemble de notions qui est absolument essentiel à tout physiologiste et à tout médecin. Voici l’hommage rendu à notre école française de psychologie par un éminent psychologue de l’Angleterre, directeur d’une des revues les plus estimées dans le monde entier, le Mind : — « Depuis longtemps, dit-il, rien n’a été si remarquable que le grand progrès de l’activité psychologique en France. Avec la Revue philosophique sous la main, paraissant chaque mois, pour stimuler aussi bien que pour accueillir les investigations nouvelles, un grand nombre de travailleurs, plus ou moins bien « entraînés, » ont abordé les problèmes particuliers de la psychologie ; ils ont obtenu des résultats du plus grand intérêt et pleins de promesses. Dans d’autres contrées (l’Allemagne), où les recherches de psychologie positive sont poursuivies, comme elles ne le sont pas encore en Angleterre, par une classe professionnelle active, on s’est efforcé plutôt, jusqu’à présent, d’obtenir des résultats exacts sur les voies battues de la psycho-physique ; en France, il y a eu une singulière ardeur à établir de nouvelles fondations pour la psychologie, sur le champ expérimental des états psychiques anormaux, principalement cet état d’hypnotisme qui se prête si aisément aux conditions de l’expérimentation scientifique. » (Mind, janvier 1890, p. 120.) Voulons-nous que notre pays perde ce nouveau titre d’honneur ? que nos physiologistes et nos médecins cessent de concourir aux progrès de la psychologie en France ? que cette psychologie même cesse de faire chez nous des progrès qui sont reconnus de toutes les autres nations ? Nous n’aurions pour cela qu’à supprimer ou à restreindre les études philosophiques dans l’enseignement secondaire, qu’à les renvoyer aux kalendes des universités futures, tout absorbées dans leurs diverses spécialités, qu’à dispenser les aspirans à la carrière médicale du baccalauréat ès lettres et philosophie, qu’à remplacer pour eux l’étude de l’esprit et de ses rapports avec l’organisme par de la botanique, de la chimie ou de la minéralogie. Ce qui serait pis encore, ce serait d’ouvrir l’accès des facultés de médecine (et aussi des autres facultés) aux élèves de l’enseignement spécial ou de cet enseignement « français » qui ne sera jamais qu’un enseignement spécial masqué.