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barrière. L’office propre du juge est non-seulement de déclarer, mais encore de mesurer la culpabilité. Par exemple, la loi, dans le Massachusetts, dispose que les jurés doivent se prononcer sur le point de savoir s’il y a assassinat ou crime de moindre degré ; d’après le code de la Virginie, s’il s’agit, dans l’accusation, d’un assassinat, le jury peut descendre dans son verdict au meurtre et même à l’homicide par imprudence ; de blessures avec intention de donner la mort, aux coups et blessures avec intention de blesser seulement ; de vol avec circonstances aggravantes, au vol simple ; d’un crime pleinement exécuté, à la tentative. Le code de New-York contient aussi, dans cet ordre d’idées, des dispositions très complètes. Comment les lynchers pourraient-ils mesurer la culpabilité ? Ils ne savent pas même ce qu’ils font, ne pouvant apprécier ni la responsabilité des uns ou des autres, ni leur degré de participation au crime.

A un second point de vue, ces gens-là ne sont pas des juges, parce qu’ils n’ont ni le mandat ni l’intention de juger : ils obéissent à de tout autres mobiles. Le peuple (mob) est en colère ; ils sont les esclaves de sa colère. Le peuple veut se venger ; ils sont les instrumens de sa vengeance. Une veuve qui possédait trente-cinq ou quarante mille têtes de bétail, et qu’on appelait pour ce motif, au Dakota méridional, « la reine des bœufs, » prétendait avoir été violée par un cow-boy du voisinage et l’avait fait arrêter par le shérif. L’éleveur auquel appartenait l’inculpé réunit vingt de ses hommes, les arma, leur fit boire du whisky, marcha sur la prison et fit délivrer le prisonnier. Non content de ce premier exploit, il obtint du juge, en lui mettant le revolver sous la gorge, une ordonnance de non-lieu et regagna son ranch, en prévenant les habitans de la ville que, à la première incartade de leurs magistrats, il agirait avec une tout autre vigueur[1]. Ce n’était pas un lynching, à proprement parler, puisqu’on n’avait tué personne ; mais cet acte de justice sommaire procédait des mêmes causes, et l’on avait élargi ce cow-boy, après boire, tout comme on l’aurait pendu. Le ranchman et ses gens ne se souciaient pas même d’apprendre si la plainte de la veuve était ou non fondée ; ils voulaient rattraper, celui-là son domestique, ceux-ci leur camarade. En admettant qu’il taille protéger par des mesures exceptionnelles les femmes blanches dans le sud, et les chevaux, dans l’ouest, contre des convoitises inextinguibles, se figure-t-on que les comités formés à cet effet s’abstiendront d’agir quand d’autres intérêts sont en jeu ? Le lynchage ne peut-il pas être mis au service de passions purement politiques ? En septembre 1856, le Richmond Enquirer, important

  1. De Mandat-Grancey, la Brèche aux buffles, p. 74.