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journal informait ses lecteurs que le détective O’Malley, chargé de recueillir les preuves à l’appui de la défense, après s’être caché pendant deux jours à la Nouvelle-Orléans, était parti pour le Texas : on supposait, en conséquence, qu’il avait remis lui-même l’argent aux jurés. Cependant le grand jury de la Nouvelle-Orléans consentit, au bout de dix jours, à faire comparaître MM. Parkerson et Houston, meneurs du lynching, mais on apprenait, le 25 mars, qu’il avait seulement rédigé deux actes d’accusation (indictments) pour corruption des membres du jury chargé de juger les meurtriers de Hennessy. Deux jurés et le détective O’Malley furent mis en accusation le 2 avril, ceux-là pour s’être laissé corrompre et celui-ci pour les avoir corrompus. On put longtemps se demander si cet admirable « grand jury » ne se croyait pas dispensé d’instruire contre les meurtriers du lu mars par cela seul qu’il ouvrait une enquête sur les faits de corruption, et l’Europe apprenait seulement à la date du 6 mai tout à la fois qu’il avait instruit réellement contre eux et qu’il refusait de sanctionner leur mise en accusation à raison des efforts faits pour suborner le jury auquel avaient été déférés les assassins de D. Hennessy.

Nous apprécierons un peu plus loin si toutes ces causes réunies peuvent justifier, aux yeux du monde civilisé, le maintien du lynchage sur le territoire de l’Union américaine.


II

Mais est-il bien utile d’approfondir cette question ? La civilisation, dit-on, marche là comme ailleurs, et le temps fera son œuvre. J’entendais même répéter, de divers côtés, qu’il l’avait déjà faite. En 1889, le baron de Mandat-Grancey, qui parle, sans le moindre préjugé, des mœurs américaines, écrivait que le lynchage lui semblait décroître aux États-Unis depuis qu’on y avait construit un certain nombre de prisons perfectionnées. C’était une opinion assez généralement répandue, et que d’autres m’ont exprimée, même depuis le 14 mars. Les journaux américains viennent de dissiper cette illusion en publiant, dans la seconde semaine d’avril, un tableau bien instructif. Ils comptent, en 1884, 103 exécutions légales contre 219 lynchages ; en 1885, 108 contre 181 ; en 1886, 83 contre 133 ; en 1887, 79 contre 123 ; en 1888, 87 contre 144 ; en 1889, 98 contre 175. Ainsi donc, l’œuvre de la justice régulière est, aujourd’hui comme hier, rejetée sur le second plan. M. de Grancey rappelait lui-même, dans un ouvrage antérieur (1885), qu’une soixantaine d’exécutions semblables avaient eu lieu dans un seul comté en moins de deux ans, et reconnaissait alors « que la loi de Lynch devient tous les jours d’un usage plus fréquent. »